Grimper dans la hiérarchie fait baisser l’empathie

J’ai été amenée, en 2014, à travailler avec un cadre supérieur – appelons-le Steve. Son patron avait eu vent que Steve usait de ses nouvelles fonctions de manière déplacée. Selon lui, Steve avait développé une façon subtile d’avoir toujours raison lors des réunions, un procédé qui vidait la salle de tout son oxygène. Plus personne ne s’aventurait à proposer des idées une fois que Steve avait donné son point de vue. Depuis sa promotion, Steve avait abandonné son esprit d’équipe et se positionnait davantage comme un supérieur hiérarchique sachant mieux que tout le monde. Bref, il avait perdu toute empathie.

Pourquoi ce changement de comportement est-il si fréquent chez les personnes nouvellement promues managers ? Les travaux de recherche montrent que le pouvoir contrarie notre disposition à l’empathie. Dacher Keltner, auteur et spécialiste en psychologie sociale à Berkeley (université de Californie), a mené des études montrant que les personnes en position de pouvoir souffraient d’un déficit d’empathie et d’une moindre capacité à lire les émotions et à adapter leur comportement aux autres (lire aussi l’article : « Ne laissez pas le pouvoir vous corrompre »). De fait, le pouvoir peut véritablement modifier le fonctionnement du cerveau, nous apprennent les travaux de Sukhvinder Obhi, spécialiste des neurosciences à l’université Wilfrid-Laurier (Ontario, Canada).

Une mauvaise pratique du self-management

Les échecs les plus fréquents auxquels sont confrontés les leaders ne concernent pas d’éventuels détournements de fonds, fraudes ou scandales sexuels. Il est plus courant de voir échouer ces dirigeants à cause de leur mauvaise pratique du self-management au quotidien – et d’un usage du pouvoir motivé par l’ego et l’intérêt personnel. Comment cela se produit-il ? Les débuts sont timides, puis tout se précipite. On observe tout d’abord des choix mineurs effectués sans discernement, peut-être de manière inconsciente. Cela peut aussi se traduire par une façon feutrée de s’imposer : exiger un traitement spécial, prendre des décisions et parvenir à ses fins sans consulter les autres. Les leaders appréhendés par la police pour excès de vitesse ou conduite en état d’ébriété s’indignent et vocifèrent : « Vous savez à qui vous avez affaire ? » La scène se retrouve soudainement sur les réseaux sociaux, et l’idée que nous nous faisions d’une personnalité admirée jusqu’alors change radicalement.

Cela renvoie à un problème plus large de pouvoir et de notoriété. Comment des personnes parties à la poursuite d’un rêve en viennent-elles à se magnifier ? Après avoir fait bénéficier autrui de leur générosité, elles rencontrent un goulet d’étranglement qui les amène à user de leur pouvoir pour leur propre bénéfice. Prenons le cas de Patrick Cannon, ancien maire de la ville de Charlotte (Caroline du Nord). Parti de rien, il a surmonté la pauvreté et, à l’âge de 5 ans, la perte tragique de son père. Diplômé de l’université d’Etat de Caroline du Nord, il intègre la fonction publique à 26 ans et devient le plus jeune membre du conseil municipal de l’histoire de Charlotte. Réputé pour son dévouement total à ses administrés, il était aussi un modèle pour la jeunesse.

Mais en 2014, à l’âge de 47 ans, il plaida coupable d’avoir accepté 50 000 dollars de pots-de-vin dans le cadre de ses fonctions. En entrant dans le palais de justice, il trébucha et tomba. Les médias ne manquèrent rien de sa chute, qui symbolisait avant tout la faillite d’un élu et d’un petit entrepreneur, exemple vivant d’une réussite triomphant de nombreux obstacles. Patrick Cannon a aujourd’hui le triste privilège d’être le premier maire de l’histoire de la ville à avoir séjourné en prison. Ceux qui le connaissent disent de lui que c’était un homme bon, mais trop humain, et que c’est en s’isolant dans son pouvoir décisionnel qu’il devint vulnérable. Alors qu’un pasteur local le défendait en arguant qu’on ne devait pas le juger sur cette seule erreur, c’est précisément cette faiblesse que l’on retint contre lui : ce dérapage pathétique de l’humilité et de la générosité vers la corruption. L’image que l’on retient de Patrick Cannon est désormais celle où il trébuche à son arrivée au palais de justice.

Solliciter le feed-back d’un large éventail de personnes

Que devez-vous faire si, en tant que leader, vous craignez de franchir la ligne qui sépare le pouvoir de l’abus de pouvoir ? Tout d’abord, acceptez de travailler avec d’autres personnes, soyez prêt à vous mettre en position de vulnérabilité et sollicitez des avis. Un bon spécialiste en coaching exécutif pourra aussi vous aider à retrouver une attitude empathique et à prendre des décisions fondées sur des valeurs (lire aussi la chronique : « Devenez des leaders altruistes et empathiques »). Toutefois, veillez à solliciter le feed-back d’un large éventail de personnes. Evitez les questions faciles (« Est-ce que je me débrouille bien ? ») et posez les questions délicates (« Que pensent mes employés de mon style de management et de ma vision d’ensemble ? »).

A titre préventif, faites un travail sur vous-même et osez un inventaire personnel. Voici quelques questions importantes à vous poser :

1. Disposez-vous d’un réseau composé d’amis, de membres de votre famille et de collègues qui tiennent à vous, indépendamment de votre fonction, et qui vous aideront à garder les pieds sur terre ?

2. Avez-vous un spécialiste du coaching exécutif, un mentor ou une personne de confiance à qui parler ? Quels ont été leurs retours lorsque vous n’avez pas joint les actes à la parole ?

3. Exigez-vous certains privilèges ?

4. Honorez-vous certaines promesses gênantes qui n’ont pas été mises en lumière ?

5. Invitez-vous les autres à se mettre en avant ?

6. Vous isolez-vous lors du processus décisionnel ? Vos décisions reflètent-elles vos valeurs profondes ?

7. Reconnaissez-vous vos erreurs ?

8. Etes-vous fidèle à vous-même dans le cadre du travail, en famille et sous les projecteurs ?

9. Pensez-vous qu’il peut exister des exceptions ou des règles différentes pour des personnes telles que vous ?

Si un leader gagne notre confiance, nous attendons de lui qu’il respecte des normes non négociables. Ne pas respecter la parole donnée ou de se laisser aller à un abus de pouvoir est inadmissible. Nous attendons tous des dirigeants qu’ils soient hautement compétents, visionnaires et doués pour le leadership. Cependant, l’empathie, la sincérité et la générosité sont les qualités qui marquent la différence entre la compétence et la grandeur. Les leaders les plus lucides identifient les signaux indiquant l’abus de pouvoir et changent de cap avant qu’il ne soit trop tard.

Un article de Lou Salomon paru sur le site de la Harvard Business Review France

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