Le voyage du héros par S. Gilligan et R. Dilts

Stephen Gilligan et Robert Dilts

La marque distinctive des personnes efficaces et qui réussissent est un sens profond de leur raison d’être et de leur intention. Sans ce sens profond, il est facile de se perdre dans les drames infinis du quotidien, d’être entraîné par les nombreuses forces qui tentent de vous utiliser d’une manière ou d’une autre. En sachant percevoir un appel interne et en s’y alignant, il est possible de diriger le cours de sa vie de façon significative. L’un des meilleurs modèles de ce chemin de vie est le «Voyage du héros», décrit pour la première fois par le spécialiste des mythes Joseph Campbell (1949) dans son livre Le héros aux mille visages.

Campbell a analysé les histoires de héros historiques et mythiques, de tous âges, cultures, religions et genres. Campbell a noté que dans de nombreuses cultures et quelles que soient les époques, existait une structure profonde commune – c’est-à-dire un mythe de base – à propos d’une personne qui a vécu une vie extraordinaire et apporté de nouveaux cadeaux et transformations à la fois à lui-même et sa communauté.

Le chemin du Voyage du Héros suit généralement trois étapes : (1) la vie dans le jardin, (2) l’exil dans le désert, et (3) le retour au jardin avec de nouveaux cadeaux. Ainsi la personne commence par la «transe» du consensus ou la «boîte identitaire» du courant général de pensée de sa communauté ; Puis elle est poussée en dehors de la «boîte» de la réalité ordinaire, ce qui l’oblige à abandonner les anciennes cartes et à se forger de nouvelles ressources et de nouvelles compréhensions. Ce voyage héroïque consiste à franchir le seuil d’un nouveau territoire en dehors de sa zone de confort, à trouver des gardiens (ressources) appropriés, à faire face aux «démons» ou aux «ombres» intérieures (c’est-à-dire les problèmes majeurs) et les transformer. Après avoir parcouru avec succès les difficultés et  tribulations de ces seuils et épreuves, la personne «re-née », revient dans sa communauté en tant que personne différente, avec de nombreuses contributions à apporter.

Les exemples de Voyages du Héros célèbres sont nombreux – des guérisseurs comme Jésus ou Milton Erickson, des acteurs du changement social comme Gandhi ou Martin Luther King, des artistes comme Bob Dylan ou Picasso, des inventeurs et des scientifiques comme Thomas Edison ou Carl Jung. Chacun de ces individus a traversé de longues épreuves pour se transformer en un être humain doté de contributions extraordinaires à apporter à leur communauté.

Et de nombreuses personnes moins connues s’aventurent aussi dans le voyage du héros  – celles qui se déplacent dans des chemins de transformation en tant que parents, enfants, citoyens et travailleurs. Le voyage peut être initié par des relations ratées, des maladies physiques, des défis de carrière, des événements imprévus ou des traumatismes significatifs. Quoi qu’il en soit, le mythe du Voyage du Héros apporte un moyen de considérer ces crises comme les portes d’un profond voyage de transformation et de changement positif. Le voyage du héros constitue un magnifique guide pour tous ceux qui veulent vivre une vie riche de profondes significations et contributions ; Une vie imprégnée de bonheur, de sentiment d’utilité, de santé et de guérison pour soi et sa communauté.

Pour réaliser son Voyage du Héros, une personne a besoin de cartes, d’outils et de ressources.  Dans cet article, nous souhaitons analyser brièvement comment le voyage du héros peut être parcouru. Nous commencerons par un aperçu de ce que nous appelons le Soi Génératif, un modèle qui permet de développer et maintenir un niveau de conscience extraordinaire dont nous avons besoin pour relever des défis extraordinaires. Puis nous examinerons quels sont les principaux défis du voyage du héros et proposerons les moyens d’y faire face avec succès. Enfin, nous aborderons brièvement la pertinence du voyage du héros dans l’époque actuelle.

Le Soi Génératif

La question concernant l’identité, « Qui êtes-vous et à quel monde plus large appartenez-vous? »  est au cœur de chacun d’entre nous (voir Gilligan, 1987, 1997, 2004; Dilts, 1987, 1990, 1996, 2000, 2003). Nous considérons l’identité en tant que développement multi niveaux d’une série de cycles de «mort et renaissance». Certaines expériences sont considérées comme «ordinaires» car on peut les parcourir en restant  dans une identité bien définie ; Vous n’avez pas à quitter votre cadre de référence actuel. Les réponses à ces expériences sont « ordinaires », par exemple celles de stratégies apprises et des attentes de réussites raisonnables. D’autres expériences sont «extra-ordinaires», car elles vous déplacent en dehors de la «boîte» de votre moi «ordinaire» et elles nécessitent donc des réponses « extra-ordinaires », c’est-à-dire des compréhensions qui viennent de l’expérience et des réponses qui sont au-delà de ce que vous avez fait jusqu’à présent. Dans le voyage du héros, il est particulièrement important de savoir distinguer ces deux niveaux de conscience.

Le Soi Génératif est un processus développé à partir du concept de la Relation à Soi (Self-Relation, Gilligan, 1997, 2003, 2005). La Relation à Soi souligne que la réponse relationnelle apportée aux expériences détermine sa forme, sa valeur et ses résultats. Autrement dit, les expériences n’existent pas indépendamment de l’expérimentateur. L’expérience est construite instant après instant par une personne ou des personnes. Les Relations à Soi étudient comment une personne peut se rapprocher de manière optimale d’une expérience donnée de façon à ce que des résultats positifs puissent être obtenus. En outre, le concept de Relation à Soi montre comment les expériences négatives sont le reflet de relations inadaptées qui peuvent être changées pour produire des résultats positifs. Ce travail repose néanmoins sur l’héritage de Milton Erickson, qui était célèbre pour sa capacité à accepter et à transformer les comportements les plus difficiles.

A partir de la modélisation des stratégies génératives d’Erickson, la Relation à Soi distingue trois formes d’intelligences : (1) l’intelligence somatique (en tant qu’intelligence incarnée et localisée), (2) L’intelligence du champ relationnel (en tant qu’intelligence collective et non localisée), et (3) l’intelligence cognitive comme une sorte de pont entre les deux premiers mondes. Pour la Relation à Soi, chaque forme d’intelligence possède deux niveaux : (a) un niveau de base impliqué dans des opérations correctives, et (b) un niveau génératif qui apparaît lorsque les trois intelligences sont harmonisées et alignées. Le Soi Génératif constitue une sorte de méta-champ subtil qui porte en lui toutes les opérations de base avec conscience et habileté, tout en y ajoutant d’autres fonctionnalités qui transforment de façon significative sa forme et sa fonction. Dans la Relation à Soi on suggère que, si les niveaux de base sont suffisants pour les fonctions ordinaires d’adaptation, les niveaux génératifs sont nécessaires pour aborder et transformer les états de conscience extraordinaires qui se produisent, intentionnellement ou non, au cours du voyage du héros. Ainsi, si les individus veulent affronter avec succès leurs grands défis, ils doivent être capables de développer un Soi Génératif. Les paragraphes suivants proposent quelques façons d’y arriver.

L’intelligence somatique et le principe du centrage

L’intelligence somatique peut être considérée comme le rez-de-chaussée ou la plate-forme du Soi Génératif. Dans son niveau de base, l’intelligence somatique fonctionne avec les instincts mammifères de recherche de nourriture, de sexe, de territoire et de hiérarchie. Elle porte une histoire émotionnelle qui guide ses comportements. En situation de stress, elle fait appel à des réponses de lutte/fuite/sidération. Elle est particulièrement liée au système limbique et à son orientation mammifère du lien relationnel (voir Lewis, Amini et Lannon, 2000); Ainsi, elle sait se relier aux autres pour établir de subtiles résonances. Elle réalise tout cela le plus souvent sans conscience de soi, c’est-à-dire qu’elle répond à une situation de manière instinctive ou conditionnée (apprise).

Des états de conscience extraordinaires exigent cependant bien plus. Prenons des  exemples de ces situations : un être cher qui décède ; la volonté de vouloir faire une différence dans le monde, mais sans savoir comment ; un stress extrême au travail ; un divorce ; un voyage dans un environnement dangereux  avec le ressenti d’une exceptionnelle vulnérabilité. Dans ces situations, votre intelligence somatique a besoin de capacités supplémentaires. Elle doit être en mesure de faire face à la confusion, aux ressentis des situations de défis et aux émotions intenses, à être capable de tolérer des émotions contradictoires, à passer à des états de détente, à se détendre tout en restant vigilant, à se conformer à une sagesse intuitive et non rationnelle,  et à adopter des réponses créatives. Dans ces situations, un niveau génératif d’intelligence somatique est nécessaire.

Une manière habituelle de s’installer dans ce niveau avancé d’intelligence somatique est celle de l’art du centrage. Le centrage consiste à unifier l’esprit et le corps, afin de calmer et de focaliser l’esprit, de détendre et d’harmoniser le corps et de l’aligner sur les énergies du champ relationnel. Le centrage est une forme d’attention équilibrée, qui consiste à trouver le point d’équilibre dans lequel les qualités complémentaires sont simultanément présentes, par exemple, intérieure /extérieure, détente/focalisation, intentionnalité/sans effort. Lorsque cela se produit, une simple «conscience au-delà des contraires» peut apparaître. C’est un champ de conscience qui s’étend au-delà du corps, au champ de l’environnement dans lequel le corps intervient.

Une méthode simple de centrage consiste à trouver un endroit calme pour s’asseoir et s’installer. Puis à suivre un cycle de  4 étapes : (1) percevoir une bonne posture, (2) détendre les muscles, (3) porter son attention sur le plexus solaire, et (4) s’imaginer en train de respirer ses pensées sous forme de liquide se déplaçant dans le corps, puis dans le monde entier. La répétition de ces 4 étapes (avec les yeux ouverts ou fermés) peut aider une personne à développer la perception d’une conscience calme et alerte. On peut alors se souvenir d’une expérience de grand bien-être, par exemple dans la nature, avec un être cher, ou avec soi-même. Au fur et à mesure que vous respirez le souvenir du bien-être dans votre corps, notez  la localisation corporelle du ressenti central de l’expérience. La plupart des personnes le ressentent dans leur ventre, ou le plexus solaire, ou dans la zone cardiaque. Ce sont différents « centres » auxquels il est possible de se connecter. De nombreuses personnes trouvent utile de placer leur main doucement sur la localisation perçue du centre, ce qui leur permet de mieux l’intégrer.

Le processus de centrage présente de nombreux avantages.
Tout d’abord, il favorise une prise de conscience à la fois calme et alerte. Le dialogue interne diminue et l’harmonisation somatique augmente, ce qui permet une réactivité plus efficace.
Puis, le centrage peut stabiliser l’attention lors de conditions de stress. Par exemple, quand une personne agressive vous parle de façon intimidante. Le centrage permet alors de porter votre «attention première» (voir Gilligan, 1997) à votre centre de manière enracinée et décontractée, plutôt que de bloquer cette attention sur la personne qui vous stresse, un souvenir, ou une image interne. Vous pouvez alors ouvrir et étendre votre conscience au-delà du facteur stressant, de façon à expérimenter un sentiment d’ouverture spacieuce qui s’étend au-delà du problème.
Enfin, le centrage permet une expérience d’unité et non dualiste. Les divisions habituelles « ou/ou », esprit versus corps, soi versus autre, bien versus mal se dissolvent dans une perception plus intégrée de «ce qui est». Cela permet à la conscience de s’aligner sur l’énergie de la force vitale: le «ki» de l’aïkido, le «chi» du tai-chi, le sentiment de «la zone», la grâce de «l’esprit», etc. Cela ne signifie pas une réduction de la capacité cognitive de différenciation ; Il y a plutôt une reconnexion aux fondations plus profonde de l’intelligence naturelle, une reconnexion qui favorise l’expérience de «flux» focalisé (voir Csikszentmihalyi, 1990) et d’un fonctionnement intégré. Le contrôle est remplacé par la coopération, la domination par l’utilisation d’une ressource,  et les situations de clashs par l’harmonisation. Cela peut se faire même dans des conditions stressantes et d’oppositions, comme le démontre  de façon fiable l’art martial de l’aïkido.

Nous insistons sur le fait que l’accès à l’intelligence somatique générative est possible chaque fois que l’expérience s’éloigne des paramètres identitaire habituels. Cela peut concerner tout autant des expériences de bien-être ou de mal-être, par exemple un traumatisme. Dans les deux cas, la perturbation d’un état habituel d’identité active l’Intelligence Somatique Générative et ses centres, amplifiant ainsi les processus archétypaux non rationnels/émotionnels. Si une personne est déconnectée de son intelligence somatique, les expériences qui en résultent peuvent être vécues comme effrayantes, écrasantes et confusionnantes. Ce sont les réactions de contrôle de ces expériences inconfortables qui créent les symptômes. A l’inverse, une personne centrée est en mesure d’accueillir et de travailler avec les expériences émergentes de manière à transformer l’identité.

L’esprit cognitif et le principe du parrainage

L’Esprit Cognitif constitue le second type d’intelligence humaine. Dans un développement sain, le Soi Cognitif « transcende puis inclue » (voir Wilber, 1995; Pearce, 2002) le Soi Somatique ; Dans un développement malsain, le Soi Cognitif se déconnecte et s’oppose au Soi Somatique.

Comme pour l’intelligence somatique, on peut distinguer deux niveaux d’intelligence cognitive. Le niveau de base implique les processus utilisés pour naviguer dans le monde social/psychologique : ce sont les plans, stratégies, règles, cadres, schémas, rôles sociaux, etc. Cette intelligence cognitive porte également les règles communes de la vie sociale et les valeurs déterminées d’une identité individuelle. D’une manière générale, l’intelligence cognitive est responsable de l’adaptation sociale, du contrôle de l’environnement, du développement de l’intérêt individuel et de la maintenance du soi identitaire. Elle  fonctionne généralement en adoptant un point de vue fixe, une certaine intention (consciemment ou inconsciemment), puis en agissant pour réaliser ces intentions. De toute évidence, cette intelligence cognitive constitue un aspect crucial d’un fonctionnement sain, et elle requiert une attention et une pratique continue. Comme on dit en Californie, « ne partez pas de chez vous sans elle » !

Si ce niveau de base est généralement suffisant dans des circonstances ordinaires, il ne sera pas en mesure de relever le défi des expériences extraordinaires. Le niveau de base de l’intelligence cognitive a des difficultés à penser « en dehors de la boîte ». Il se « verrouille/bloque » dans un point de vue spécifique et a du mal à s’autoriser la création d’un chaos créatif, des points de vue multiples, des points de vue contradictoires ou des conflits. Il ne peut pas adopter facilement les expériences de « mort et renaissance ». Imaginons par exemple que chez votre fille adolescente, tous ses comportements de « jeunes filles douces » soient remplacés par le hip-hop, un intérêt intense pour les garçons et un besoin de plus grande liberté. Où que vous soyez dans des environnements multiculturels, où s’expriment des opinions contradictoires sur la religion, la liberté et l’éthique. Ou que vous ayez tenté de vous débarrasser d’une expérience ou d’un comportement indésirable, et qu’il continue de revenir sous forme de vengeance. Dans de telles situations, un niveau génératif de l’intelligence cognitive est nécessaire pour explorer avec succès ces expériences et leurs défis inhérents.

Le niveau génératif de l’esprit cognitif « Inclue et transcende » le niveau de base, permettant l’émergence de la pensée créative, d’une identité systémique (c’est-à-dire basée sur le champ) et d’une intentionnalité résonnante. Ainsi, le niveau génératif  maintient la rationalité, l’intentionnalité, la planification stratégique et l’action, les significations sociales ; Mais elle se développe au-delà pour inclure quelque chose de plus. Ce niveau avancé de générativité consiste surtout en un processus méta-cognitifs, quelque chose auquel la Relation à Soi se réfère en tant que sponsor ou parrain (voir Gilligan, 1997). Le principe du parrainage représente la pierre angulaire de tout travail de Relations à Soi. Le mot «parrainage» provient du latin «spons», c’est-à-dire «promettre solennellement». Donc, le parrainage est le vœu d’aider une personne (y compris soi-même) à utiliser chaque événement ou expérience pour éveiller ou réveiller la bonté et les dons de soi, le monde et les liens entre les deux. La Relation à Soi suggère que les expériences qui entrent dans la vie d’une personne ne sont pas encore entièrement humaines ; Ces expériences n’ont pas de valeur humaine tant qu’une personne ne les a pas parrainées. C’est le processus créatif de l’art, de la culture, de la thérapie, de la parentalité et du développement de soi : comment recevoir et absorber le fleuve de la vie de manière créative. Ce processus relationnel transforme littéralement une expérience qui semble n’avoir aucune valeur humaine en quelque chose dont la valeur devient évidente.

Il existe de nombreuses façons de pratiquer le parrainage. L’aspect « yin » (réceptif) du parrainage implique de recevoir, de permettre à votre cœur d’être ouvert, de témoigner, de fournir un espace ou un « sanctuaire », d’apaiser, de soutenir doucement, d’être curieux, d’écouter profondément et de voir une présence avec des regards de gentillesse et de compréhension. L’aspect « yang » (actif) implique un engagement sans relâche, une attention féroce, des orientations, une manière  correcte de nommer les choses, une définition des limites et des frontières, une confrontation des limitations du soi,  et l’apport d’expériences parrainées avec d’autres ressources. Avec l’habile combinaison de ces processus de parrainage, une expérience ou un comportement qui semble pour soi ou la communauté dépourvu de toute valeur, peut être transformé : le «ça» devrait être détruit pour être transformé en un «tu» qui peut être écouté, apprécié, et autorisé à se développer en soi et dans communauté.

L’intelligence du champ et le principe de la résonance du champ

A l’intelligence du corps et de l’intellect, s’ajoute un troisième type d’intelligence : celle du champ relationnel qui incorpore la conscience et l’identité. Par exemple, l’environnement physique peut être considéré comme un champ vivant d’intelligence à plusieurs niveaux. Les champs de la famille et de la culture dans lesquels chaque personne intervient. Les champs de l’art, de la science et de la religion qui organisent et alimentent de nombreuses activités. L’histoire collective de la conscience, ce que Jung appelle «inconscient collectif», peut être considérée comme un champ de modèles archétypaux. Bien d’autres «champs» peuvent être distingués : ceux de l’environnement immédiat, de l’histoire personnelle, des milieux sociaux, des états d’humeur, des états physiques, etc. Tous ces contextes donnent forme, contraignent, guident et créent les scripts de la perception localisée et focalisée. Il serait difficile de nier l’énorme influence des champs sur la conscience d’une personne.

A son niveau basique, ces champs fonctionnent principalement comme des contraintes, utiles ou inutiles. Ils forment, limitent et guident le flux et le contenu de la conscience. Au niveau basique, on peut intervenir dans le cadre des limites établies par les créations précédentes. Ce n’est pas une mauvaise chose, bien sûr : cela permet de ne pas réinventer la roue chaque jour et de reproduire des approches qui ont réussi. Mais à leur niveau de base, les intelligences somatiques et cognitives d’une personne s’accordent à l’intelligence du champ de manière définie, de façon à ne recevoir que certains types d’informations.

Mais lorsqu’un ancien schéma ou une identité doivent être transcendés ou transformés, ou si un effort significatif de créativité est souhaité, le niveau génératif de l’intelligence du champ s’impose. Dans de telles situations, une personne doit être capable de détecter et de recevoir l’intelligence du champ de différentes façons. Pour ce faire, la conscience doit rayonner «à travers et au-delà» des champs environnants, en créant un «champ de champs» expérientiel qui est au-delà de tout contenu ou forme particulière. Comme pour les autres champs, ce niveau génératif constitue un méta-champ d’énergie subtile qui « transcende et inclue » tous les champs d’information du niveau de base.

Par exemple, dans l’art martial de l’aïkido, on s’entraîne pour « Ne jamais donner son regard (ou son esprit) à l’adversaire ». C’est-à-dire que vous laissez vos yeux s’adoucir et s’étendre au-delà de l’adversaire, de façon à ne pas être enfermé dans un mode réactif. Cette expérience est simple à tester en se centrant pour établir une conscience détendue et attentive. Puis portez votre attention vers un point focalisé (une personne ou un objet), mais laissez vos yeux s’adoucir et votre perception sensorielle s’ouvrir vers l’extérieur, s’étendre de façon infinie même lorsque vous sentez une connexion avec l’objet perçu. Vous trouverez probablement une façon différente de percevoir l’objet, une façon de permettre à l’objet d’être inclus dans votre expérience, mais sans limiter votre attention. Cela vous permet de mieux percevoir les détails subtils du mouvement d’une personne, tout en vous maintenant ouvert et connecté à un champ plus vaste. En poursuivant cette expérience, vous pouvez commencer à sentir un espace implicite qui est au-delà de ce sur quoi votre attention consciente peut se concentrer ; C’est un exemple d’ouverture au champ génératif. Vous pouvez vous entraîner à le faire tout en interagissant avec une personne, ou en vous concentrant sur un sujet (par exemple, un poème à écrire, un problème à résoudre). En vous concentrant sur ce mode « champ ouvert », vous ferez  l’agréable découverte d’être «alimenté» de façon créative par des champs d’information au-delà de votre soi localisé.

Répondre aux défis du voyage du héros

Doté des ressources du Soi Génératif, une personne est prête à affronter les dures difficultés du voyage du héros. Pour Campbell, le voyage du héros comporte les tâches fondamentales suivantes :

1 – Entendre un appel qui se rapporte à notre identité, à notre vie ou à notre mission. Ces appels peuvent se présenter sous plusieurs formes et représentent fréquemment des points de transition dans nos vies. Devenir parent, changer d’emploi, se remettre d’une maladie grave, produire un travail créatif, entrer dans une nouvelle étape de la vie, etc., tous ces exemples représentent différents types d’appel. Ces appels apparaissent généralement à la suite de changement de circonstances de vie et sont généralement assez douloureux (sinon il n’y aurait pas besoin d’être le «héros» d’un voyage). Ces appels impliquent généralement une expansion ou une évolution de nos identités. Par exemple, une femme d’affaires qui a très bien réussi commence à vivre des états dépressifs alors qu’elle s’approche de la cinquantaine ; Ces «symptômes» s’avèrent être un appel à élargir sa vie bien au-delà des modestes réalisations et avec une connexion plus profonde avec sa famille et la nature.

Il est évident que les appels proviennent des différents champs qui nous entourent et qu’ils possèdent souvent un profond aspect archétypal. Pour pouvoir recevoir clairement un appel et être guidé par lui, il est essentiel de développer des compétences à percevoir le champ et à s’ouvrir au champ génératif. La femme d’affaires citée plus haut a fait de nouvelles réussites et trouvé de grandes satisfactions à écouter davantage ses collègues et salariés.

2 – Accepter l’appel nous amène à nous confronter à une limite actuelle ou à un seuil concernant nos capacités actuelles ou notre carte du monde. Nous pouvons faire le choix d’accepter ou de tenter d’ignorer l’appel. Le refus de l’appel conduit fréquemment à la constitution ou à l’intensification des problèmes ou symptômes, ce qui précipite ainsi la survenue de crises que nous ne pouvons alors plus ignorer. Une femme qui par exemple a été élevée avec des modèles familiaux très masculins qui valorisaient la force, va vivre de nombreuses années de maladies physiques jusqu’à ce qu’un cancer du sein s’avère être pour elle un « réveil », une invitation à revendiquer et répondre à son appel d’une tradition de sagesse féminine.

S’engager à répondre à un appel implique de pouvoir le recevoir dans son centre et de maintenir un ressenti de connexion à soi-même et au champ plus grand qui nous entoure. Dans ce sens, un appel est considéré comme distinct de l’identité liée à l’ego ; C’est une énergie que vous ressentez  sous forme de picotements ou de brûlures dans votre ventre ou votre cœur, une ligne de conduite pour vous guider à chaque instant, une source de  feedback pour vous faire savoir si vous êtes « sur le chemin » ou si vous en vous éloignez.

3 – Franchir le seuil nous propulse dans le «territoire» d’une nouvelle vie, au-delà de notre zone de confort actuelle. Ce nouveau territoire nous impose de grandir et d’évoluer, nous contraint à trouver un soutien et des conseils. Pour Campbell, ce seuil constitue généralement un «point de non-retour», ce qui signifie qu’une fois traversé, nous ne pouvons pas revenir sur la façon dont les choses se déroulaient auparavant. Nous devons avancer dans l’inconnu. Ces seuils sont souvent constitués de « doubles contraintes » qui suggèrent que, quel que soit le choix que nous faisons, l’ancien statu quo ne peut pas être maintenu. Par exemple, la stratégie de vie «d’indépendance» d’une personne s’accompagne d’une profonde solitude ; Cependant, la peur (et la compréhension fort limitée de ce que c’est « d’être indépendante « ) de perdre cette indépendance semblait tout aussi inacceptable. Un tremblement au seuil de cette double contrainte a conduit à un nouveau chemin d’autonomie/connexion.

Si le passage du seuil nécessite un centrage et une ouverture au champ, il requiert également un parrainage ; Un parrainage à la fois de notre potentiel à être un héros et un parrainage des peurs et hésitations qui surviennent en faisant face au seuil.

4 – Trouver des gardiens, des mentors ou des parrains/sponsors est quelque chose qui apparaît naturellement quand on a eu le courage de franchir un seuil. Comme le dit le proverbe, «Lorsque l’élève est prêt, l’enseignant apparaît». «Les gardiens» sont les relations clés qui nous apportent du soutien dans l’acquisition de compétences, qui croient en nous et qui restent focalisés sur nos objectifs. Bien que le voyage du héros soit un voyage très personnel, ce n’est pas quelque chose que nous pouvons faire seul. Nous devons être ouverts et prêts à recevoir un soutien. Un individu peut par exemple identifier ceux qui ont parcouru avec succès un voyage du héros similaire et se connecter à ces modèles de différentes manières.

Trouver des gardiens exige également de rester centré et ouvert au champ. Le territoire au-delà du seuil étant nouveau pour nous, nous ne pouvons pas nécessairement savoir à l’avance du type de soutien dont nous aurons besoin, ou qui seront ces gardiens. Parfois, les gardiens viendront d’endroits surprenants. Ainsi, nous devons rester ouverts et disponibles pour recevoir des conseils et du soutien à chaque étape de notre voyage.

5 – Affronter une difficulté (ou «démon») résulte naturellement du franchissement du seuil. Un démon est généralement quelque chose qui semble s’opposer, nous tenter, ou de nous nier en tant qu’héros. Il peut s’agir d’une autre personne ou d’un groupe; Une dépendance ou une souffrance émotionnelle ; Un événement traumatique ou une sévère difficulté. Les démons ne sont cependant pas nécessairement diaboliques ou mauvais ; Ils représentent seulement un type d’énergie, celle que nous devons apprendre à contenir, accepter et rediriger. Les démons reflètent souvent l’une de nos peurs intérieure et de nos ombres. C’est ici que nous avons à confronter les « parrainages négatifs », à savoir des messages qui viennent de nous ou de personnes importantes à nos yeux, et qui s’expriment ainsi : «  Tu ne devrais pas être là » « Tu ne mérites pas d’exister » « Tu es incapable » « Tu ne seras jamais assez bon » « Tu n’es pas le bienvenu », etc. Faire face aux démons sollicite clairement toutes les ressources du Soi Génératif : centrage, parrainage, et connexion au champ génératif. La difficulté habituelle est d’établir avec cet « autre négatif » (Gilligan, 1977) une relation qui puisse le transformer en solution ou en ressource.

6 – Le développement de nouvelles ressources est nécessaire pour faire face à l’incertitude et à la transformation du « démon ». Un voyage du héros est en fin de compte un chemin d’apprentissage et d’évolution. Les ressources qui vont nous aider à franchir le seuil de nouveaux territoires et à transformer le « démon » sont représentées par des croyances, capacités, compétences comportementales, ainsi que par les outils que nous pouvons activer pour gérer la complexité, l’incertitude et les résistances. C’est dans cette voie que nous devons grandir pour développer notre flexibilité et les compétences nécessaires pour traverser avec succès de nouveaux territoires (internes et externes) et surmonter les obstacles qui surgissent en cours de route.

Les ressources nécessaires pour mener à bien le voyage d’un héros incluent une conscience accrue de soi, la capacité à accéder, intégrer et équilibrer les «énergies archétypales» clées  de la férocité, la tendresse et l’espièglerie  qui conduisent au final à une évolution de notre conscience. Cette évolution implique une expansion de nous-même d’une manière qui inclue et transcende toutes les dimensions précédentes de notre être.

7 – Réaliser la tâche pour laquelle nous avons été appelé. Trouver le moyen de réaliser l’appel consiste en fin de compte en la création d’une nouvelle carte du monde qui intègre la croissance et les découvertes apportées par le voyage.

8 – Revenir chez soi, en tant que personne transformée, et partager avec les autres la connaissance et l’expérience acquises au cours du voyage. Tant que nous n’avons pas amené notre nouvelle identité dans le monde, le voyage n’est pas complet. Cette nouvelle identité doit être vue et reconnue d’une manière ou d’une autre, et constituer un cadeau à offrir à la communauté.

Cartographier votre voyage du héros

Si la description des étapes du voyage du héros selon Campbell débute par « entendre et accepter un appel», nos expériences de la vie réelle nous appellent souvent au voyage du héros en nous présentant en premier une difficulté. Les nombreux héros qui ont par exemple émergé à la suite des attentats terroristes du 11 septembre, ont été propulsés dans leur voyage par une confrontation directe avec le «démon». Ils devaient faire face à leur seuil et reconnaître leur appel pendant la crise qu’ils affrontaient.

C’est ce qui se passe souvent dans nos propres vies. C’est une situation de crise qui fait apparaître l’appel. Affronter toutes sortes de crises est certainement une sorte de voyage du héros en soi. Pour vous aider à explorer et à vous préparer à certaines difficultés de votre propre voyage du héros, vous pouvez réfléchir aux questions suivantes :

1 – Quel est le «démon» (difficulté) que vous rencontrez actuellement ? Quelle est une situation dans laquelle vous vous ressentez plus comme une «victime» que comme un «héros»? Une façon simple d’apporter une réponse est d’utiliser la déclaration suivante : «Si seulement X n’existait pas, ma vie serait géniale.» «X » est le « dragon » que le « héros » doit transformer. [Encore une fois, ce sera généralement une situation dans laquelle vous rencontrez un message de négation de soi ou de «parrainage négatif», soit un message de vous-même en réponse à un défi externe, soit à partir d’un autre relation significative].

2 – Quel est votre « seuil » ? Quel est ce territoire inconnu, au-delà de votre zone de confort, et dans lequel la crise vous oblige à entrer, ou dans lequel vous devez entrer pour faire face à la crise ? Par exemple, le patron d’une entreprise difficile à diriger avait développé un alcoolisme qui impactait son job. Un travail intérieur a mis à jour la croyance qu’il devait toujours être dans le faire, et que s’il s’arrêtait de faire, il « disparaîtrait » littéralement. (Une croyance non rationnelle, bien que semblant idiote à l’esprit conscient, peut être très contraignante à un niveau inconscient). Son seuil consistait à apprendre à être dans le monde sans avoir à tout faire de façon compulsive.

3 – Compte tenu du démon auquel vous êtes confronté et du seuil que vous devez traverser, quel est «l’appel à l’action» ou à quoi êtes-vous appelé à «faire ou devenir»? (Il est souvent utile de répondre à cette question sous la forme d’un symbole ou d’une métaphore ; par exemple : »Je suis appelé à devenir un aigle/guerrier/magicien, etc. »)

4 – Quelles sont les ressources que vous possédez déjà et que vous devez développer de manière plus complète pour faire face au défi, franchir votre seuil et réaliser votre appel ?

5 – Qui sont (ou seront) vos « gardiens » pour les ressources dont vous avez besoin ? Une fois vos gardiens identifiés, imaginez où ils seraient physiquement situés autour de vous pour vous soutenir au mieux. Un à un, mettez-vous à la place de chaque gardien, et regardez-vous à travers leurs yeux (deuxième position). Quel message ou conseil recevez-vous de chaque gardien ? Revenez à votre propre perspective (premier position) et recevez les messages.

En résumé

Ce que nous présentons dans cet article ne constitue qu’un schéma général d’un profond et fascinant modèle pour permettre d’aller vers un profond état de bonheur,  de santé, de guérison et le sentiment d’être utile au monde. Dans son livre « Of Water and Spirit », Malidoma Some, évoque sa vie dans un village d’Afrique de l’Ouest où il a grandi. Dans sa culture, on suppose que chaque nouveau-né traverse le monde spirituel et arrive dans ce monde pour apporter un cadeau à la communauté. L’auteur décrit un rituel du village dans lequel chaque nouveau-né est amené aux aînés, qui prennent plusieurs jours pour communiquer avec l’esprit nouvellement arrivé. La question fondamentale que les anciens demandent au nouveau-né est : «Pourquoi êtes-vous venu ici ?» Ils supposent que chaque personne est venue avec une mission spéciale et que sa vie devrait être organisée autour de l’honneur de la réalisation de cette mission.  A partir de la réponse reçue, les aînés cherchent à soutenir le développement de l’enfant afin que sa mission puisse être réalisée.

De la même façon, le chemin mythologique du voyage du héros cherche à honorer les  profondes valeurs et l’appel à la vie de chacun. Ce voyage postule que chaque difficulté, crise ou revers auxquelles une personne fait face constitue à la fois une opportunité et un feedback sur la nature de l’appel plus profond de cette personne. Ce voyage reconnaît également la nécessité de trouver les ressources, à la fois interne et collectives, qui aideront l’individu à réaliser son voyage. C’est cette profonde appréciation de la dignité et de la valeur de la vie de chacun qui nous attire dans ce mythe. Nous l’avons trouvé exceptionnellement utile dans les contextes de coaching et d’accompagnement des individus et des groupes dans la découverte d’une existence enrichissante et utile. Les quelques notes et suggestions de cet article proviennent des ateliers que nous avons co-dirigés et représentent le cadre d’un livre sur lequel nous travaillons. (Le Voyage du Héros publié en français chez InterEditions)  Nous espérons que vous trouverez ces notes aussi utiles qu’elles l’ont été pour nous, pour créer un monde qui fonctionne pour tous.

Stephen Gilligan et Robert Dilts, 3 juillet 2017, traduction de Jean Luc Monsempès

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