A quoi sert la « raison d’être » dans les entreprises ?

Les entreprises peuvent désormais intégrer dans leurs statuts « une raison d’être ». Mais pour que celle-ci ne devienne pas une coquille vide, elle doit s’inscrire dans un véritable cadre stratégique.

Dans leur rapport rendu au gouvernement en préparation de la loi PACTE, Nicole Notat, ancienne secrétaire générale de la CFDT et Jean-Dominique Senard, président du groupe Michelin, ont proposé de modifier l’article 1835 du Code civil. La proposition a été retenue et les entrepreneurs qui le souhaitent peuvent modifier depuis mai 2019 les statuts de leur entreprise pour inscrire une raison d’être « constituée des principes dont la société se dote et pour le respect desquels elle entend affecter des moyens dans la réalisation de son activité ». Le vote de la loi PACTE a ainsi entraîné dans son sillage de nombreuses initiatives de la part de dirigeants (Thierry Breton, P-DG d’ Atos, Alexandre Bompard, P-DG de Carrefour, Philippe Brassac, directeur général du Crédit Agricole…). Face à cet engouement, le risque majeur est que cette innovation juridique génère très rapidement des déceptions et conduise à des impasses si elle ne sert pas de clé de voûte à un véritable projet stratégique.

 

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La raison d’être désigne une ambition d’intérêt général qu’entendent poursuivre les dirigeants. C’est le cas par exemple de l’entreprise agroalimentaire familiale Nutriset qui se donne pour objectif « d’apporter des propositions efficaces aux problématiques de nutrition/malnutrition des enfants ». Le groupe de distribution Carrefour a quand lui décidé d’inscrire l’enjeu de la « transition alimentaire pour tous » dans ses statuts. A travers les raisons d’être qu’elles choisissent, les entreprises se positionnent sur des questions d’intérêt général ou des enjeux qui vont au-delà de la recherche du profit à court terme. La notion de lucrativité ne disparaît pas, mais l’entreprise se donne pour objectif d’associer résultats économiques et missions d’intérêt général. Missions qui vont se matérialiser par la formalisation et la prise en compte d’objectifs sociaux et environnementaux : diminution de l’empreinte écologique, amélioration des conditions de travail, revitalisation d’un territoire, etc.

Des risques d’instrumentalisation

Les initiatives récentes des dirigeants en matière de raison d’être se font souvent à grand renfort de plans médias destinés à convaincre leur audience qu’un nouveau chapitre s’ouvre dans l’histoire de leurs entreprises. Si l’inscription d’une raison d’être dans les statuts n’est motivée que par le souhait de combler un déficit de visibilité ou de légitimité, il est probable que cela se retourne contre l’entreprise et ses dirigeants. Le risque : passer très rapidement de l’enthousiasme à la déception et que l’entreprise concernée perde sa crédibilité. Les raisons d’être trop rapidement déterminées ou mal formulées risquent de placer les entreprises dans une impasse. Le sursaut de légitimité s’abimera dans un exercice de reformulation et de rétropédalage ou il faudra expliquer aux actionnaires et aux parties prenantes que l’on s’est initialement trompé dans la formulation de ce qui constitue l’ADN de l’entreprise.

Si elle peut être instrumentalisée à des fins de communication, la raison d’être est également présentée par certains comme une solution miracle à toutes les problématiques de l’entreprise. Elle s’apparente à une véritable baguette magique qui lui permettrait de renforcer sa marque employeur, d’amadouer les actionnaires, de générer de nouveaux débouchés commerciaux ou encore de mieux collaborer avec les parties prenantes. Pourtant, comment quelques lignes supplémentaires dans les statuts d’une société commerciale pourraient produire autant d’effets ? Là encore, la déception et l’effet boomerang pourraient rapidement se retourner contre les dirigeants qui n’auront pas pris soin de se doter des outils et des moyens opérationnels nécessaires. Si elle ne sert pas à nourrir le projet stratégique, la raison d’être peut vite se transformer en gadget managérial qui promet plus qu’il ne délivre.

Une formulation essentielle

L’inscription d’une raison d’être n’est donc pas un acte banal car elle constitue le socle du cas d’investissement proposé aux actionnaires. Dans la mesure où elle détermine également l’identité de l’entreprise et sa contribution à l’intérêt général, il est difficile d’en modifier la formulation a posteriori. Pour qu’elle ait un sens et une portée réelle, elle doit être la clé de voûte d’un projet stratégique sur le long terme. Elle peut, le cas échéant, servir de moteur à une bifurcation d’activité en apportant des solutions à des problèmes de société. Les travaux du professeur de stratégie Todd Zenger permettent d’identifier les trois piliers susceptibles de donner de la consistance et de la matérialité à une raison d’être.

Les trois piliers de la raison d’être.

L’intention stratégique 

Affirmer une raison d’être implique de définir ou de redéfinir son « intention stratégique » et les objectifs poursuivis. Il ne s’agit plus seulement de revendiquer la consolidation d’un avantage concurrentiel et d’affirmer une position au sein d’un marché défini mais bien de proposer une contribution d’intérêt général au sein d’un secteur donné en fonction d’hypothèses macroéconomiques, sociologiques ou sociétales. Le P-DG de Danone Emmanuel Faber parle ainsi de souveraineté alimentaire pour décrire le rôle qu’il entend faire jouer à son groupe dans l’industrie alimentaire. A travers cette intention stratégique, il positionne son entreprise par rapport à un défi sociétal de première nécessité et propose que Danone soit désormais évalué à l’aune de sa contribution à cette objectif. Dans une logique similaire, la raison d’être de Michelin est d’ « offrir à chacun une meilleure façon d’avancer ».  L’entreprise clermontoise affirme un enjeu d’intérêt général – la mobilité – et se positionne par rapport à celui-ci.

Les actifs stratégiques

La formulation de la raison d’être ne doit pas s’arrêter à un exercice rhétorique. Elle doit être le moteur d’une mise en mouvement de l’organisation. Celle-ci passe en priorité par un inventaire des actifs stratégiques tangibles et intangibles de l’entreprise et leur mise en tension. Assurer par exemple la souveraineté alimentaire des territoires passe par une nouvelle organisation et des capacités d’action renouvelées. Les dirigeants qui n’arrimeront pas l’inscription de la raison d’être à un diagnostic interne des actifs stratégiques auront toutes les peines du monde à remplir la mission qu’ils ont fixé à leurs entreprises. Pascal Demurger, directeur général de la Maif, a d’ores et déjà entamé un travail de fond sur la culture de son entreprise, son modèle économique, son management et les futurs outils sur lesquels l’entreprise va assoir son développement au service d’une nouvelle protection, en vue d’inscrire une raison d’être dans ses statuts en 2020. Les outils de gestion basés sur l’intelligence artificielle vont dans le cas de la Maif jouer un rôle important dans la reconfiguration des pratiques métiers de l’entreprise.

La relation avec les parties prenantes

Poursuivre une mission d’intérêt général nécessite de repenser les frontières de l’entreprise et les interactions avec les différentes parties prenantes. Les entreprises ont depuis longtemps appris à considérer les attentes de ces dernières afin de sécuriser la poursuite de leurs projet économique. Inscrire une raison d’être implique de renouveler profondément les rapports entretenus avec les parties prenantes. Ce travail doit permettre de prendre la mesure des impacts de l’entreprise bien au-delà de ses frontières économiques et organisationnelles. Elle doit assumer ses externalités négatives et montrer comment elle agit pour les limiter ou les compenser. Ce travail doit également permettre d’inclure et d’exclure certaines parties prenantes, afin d’accéder à de nouvelles ressources, et d’enclencher la mise en tension de la structure et des actifs stratégiques de l’entreprise. L’inscription d’une raison d’être peut conduire, par exemple, à se séparer de certains fournisseurs en raison de leurs pratiques ou de leur utilisation de certaines matières premières, ne collant plus avec le projet de l’entreprise. Danone a par exemple lancé un projet de transformation majeur qui vise à limiter au maximum l’usage d’emballages en plastique. Cela suppose de trouver de nouveaux fournisseurs et de travailler avec des technologies nouvelles.

Les entreprises peuvent communiquer abondamment autour de l’inscription d’une raison d’être dans leur statuts afin de s’assurer d’un regain temporaire de légitimité. Mais elles peuvent aussi s’engager dans un véritable projet de transformation visant à clarifier leur projet stratégique pour qu’il réponde aux enjeux du réchauffement climatique, de l’effondrement de la biodiversité ou encore de la lutte contre les inégalités. La loi PACTE, dont l’une des ambitions est de repenser la place de l’entreprise dans la société, pourrait ainsi se retrouver instrumentalisée par des dirigeants trop pressés d’inscrire une raison d’être dans les statuts de leurs entreprises. Elle peut à l’inverse servir de support à une bifurcation du capitalisme français afin de rehausser la contribution des entreprises à l’intérêt général.

Un article du 08/07/2019 de Jean-Florent Rerolle et Bertrand Valiorgue paru sur HBR France
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