Mon travail doit-il être en accord avec mes valeurs ?

De plus en plus de salariés ressentent le besoin d’accorder leur activité professionnelle et leurs valeurs. Attention toutefois à faire la différence entre injonctions abstraites et engagements concrets.

Au début je me suis dit : « Si ce n’est pas moi, ce sera un autre. » Et puis j’ai de moins en moins assumé. Quand on me demandait : « Qu’est-ce que tu fais dans la vie ? », je répondais en restant le plus flou possible… « Du lobbying pour l’industrie du tabac », ça aurait jeté un froid. Mais un désagréable sentiment de frustration s’est vite installé. Nietzsche l’appelait « le ressentiment » : on n’ose plus agir, alors on se plaint, on ressasse et « on ne se dédommage plus qu’au moyen d’une vengeance imaginaire » (1). Voilà le but à ne pas atteindre.

Mon travail doit-il être en accord avec mes valeurs ?
Gagner sa vie tout en étant cohérent avec soi-même : une double et parfois paradoxale obsession. BLACKSALMON/ADOBE STOCK

 

« Le ressentiment est un très grave problème de société, en particulier dans le monde du travail où il est à l’origine de maladies psychiques », commente le philosophe Raphaël Liogier (2). Il pose un diagnostic : « On a rarement été autant obsédés par l’argent et, en même temps, on a rarement eu aussi mauvaise conscience d’en gagner en faisant un travail qui ne correspond pas à nos valeurs. »

Gagner sa vie tout en étant cohérent avec soi-même : une double et parfois paradoxale obsession. La solution pour le philosophe n’est pas à rechercher dans une radicalité toute faite, d’ailleurs très souvent stéréotypée. Comme le cliché « tout plaquer pour aller faire de l’humanitaire à l’autre bout du monde ».

Le concret avant l’image

Lui recommande plutôt de faire le tri dans ses valeurs. Mettre de côté les discours, les grandes injonctions un peu abstraites de respecter l’environnement, les droits de l’homme, de s’épanouir au travail… Écarter aussi tout ce qui a trait à l’image de soi que l’on veut renvoyer aux autres, « toutes ces valeurs dans lesquelles je laisse mon image se refléter ». Et s’intéresser en priorité aux raisons concrètes qui nous poussent à agir.

« Pour savoir si mon travail est en accord avec mes valeurs, poursuit Raphaël Liogier, je dois commencer par me demander :“Quelles sont les raisons qui justifient que j’agisse de telle ou telle manière ?” Pour Hegel, c’était cela la morale : la raison pratique. C’est-à-dire ce qui justifie concrètement ma pratique. Ce qui me met authentiquement en mouvement. »

Par exemple, si je dis souvent que « le plus important pour moi c’est la famille », est-ce un discours que je répète, une image de moi que je projette, ou bien ce que j’éprouve lorsque je quitte le travail un peu plus tôt que d’habitude pour aller récupérer ma fille à la crèche ?

S’assurer de son désir

« Je dois chercher à savoir quelle est ma conception du monde, non pas à partir de grands discours abstraits, mais à partir du concret de l’intime, de ce que je ressens, reprend Raphaël Liogier. Le malheur est que souvent ce niveau de désir passe inaperçu, y compris pour soi-même, troublé par les discours sociaux, plus audibles. »

Je peux avoir un métier socialement valorisé, qui véhicule une bonne image de moi-même, mais être concrètement malheureux. Parce que l’association de lutte contre la pauvreté pour laquelle je travaille est mal managée, parce que je fais des horaires déraisonnables, parce que je n’ai que peu de temps à consacrer à ma famille, parce que mon salaire dérisoire ne me permet aucun confort de vie…

« L’enjeu est d’aller au-delà des discours que l’on a pris l’habitude de tenir sur soi-mêmeSe demander : “Suis-je bien sûr que mon désir est le mien ? Qu’il n’est pas le désir d’un autre, de mes parents, de mon groupe social… Se raconter des histoires sur ses valeurs, c’est l’assurance d’être malheureux.” »

Sans se couper des autres

Cette invitation à l’introspection ne peut être que salutaire. Mais n’est-elle pas aussi un peu égoïste, axée seulement sur soi, ses désirs, ses ressentis ? Imaginons que je sois employé au service paye d’une entreprise de construction. Bons horaires. Salaire suffisant. Cadre et collègues sympas. Je suis heureux au travail, mais je découvre dans la presse que mon entreprise a versé des pots-de-vin à une organisation terroriste pour maintenir ses intérêts au Proche-Orient. Cela n’atteint pas mon quotidien. Mais mon activité est-elle encore en accord avec mes valeurs ?

« Tout l’enjeu de la réflexion métaphysique est de partir de l’intime mais pas d’y rester cantonné, répond Raphaël Liogier. Penser à partir de soi ne signifie pas que l’on ne pense qu’à soi, ce n’est pas se couper des autres. C’est au contraire développer un nouveau rapport au monde, à l’environnement… »

C’est agir (démissionner, ne pas démissionner) non pas en fonction d’un dogme (il est immoral de faire du commerce avec une organisation terroriste) ou de l’image qu’un métier (lobbyiste pour l’industrie du tabac) renvoie de moi-même, mais au nom d’un engagement réel.

Mikael Corre le 17/10/2019 sur le site de La Croix

(1) Généalogie de la morale, 1887.
(2) Auteur de Sans-emploi. Condition de l’homme postindustriel (Éd. Des liens qui libèrent, 2016) et, plus récemment, de Manifeste métaphysique (même éditeur, 2019), avec Dominique Quessada.
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