Quand la souplesse vire à la faiblesse : Êtes-vous trop gentil ?

Chère lectrice, cher lecteur, 

Je suis catastrophique en négociation. Au moment de discuter mon premier CDI, je me rappelle que mon patron m’avait demandé quel salaire j’estimais mériter. La réponse qui me brûlait les lèvres était la pire qui soit, celle d’une jeune active mendiante, dépouillée de tout amour-propre : « Mon prix sera le tien ! ». J’ai fini par lui retourner la question. Quelle qu’allait être sa proposition, ma réponse était prête à fuser : « Impeccable ! ». Surtout, fuir toute confrontation, s’arracher ! Autre exemple ? L’autre jour en sortant de la boulangerie, j’ai réalisé que mon sandwich censé être au thon était en fait garni d’omelette. J’ai songé à y retourner, avant de me raviser… ce que j’ai vite regretté pour des raisons évidentes – « à l’omelette », oui, vous avez bien lu ! 

Je me suis longtemps consolée de mon manque de combativité en y voyant la malencontreuse conséquence d’autres qualités morales : ma souplesse, mon naturel adaptable et conciliant. Dans tous les groupes sociaux, j’ai toujours été sidérée de ce que certains sacrifient l’harmonie, pour défendre leur intérêt personnel. Mais à la réflexion, la franchise est aussi une nécessité pratique. Après tout, si nous n’exigions pas un minimum de sincérité les uns des autres, tout le monde se soupçonnerait de mensonge en permanence. Et puis, on ne va pas bien loin à coups de « comme vous voulez » et de « tout me va ». 

En fait, on pourrait situer toute interaction sociale sur un axe qui aurait pour extrémités deux attitudes incompatibles : l’adaptabilité d’un côté, l’authenticité de l’autre. La première consiste à faire passer l’intérêt général avant le sien, à se faire défenseur de la concorde. La seconde est une loyauté à soi-même et à ses engagements personnels, une fidélité à ses valeurs propres, une manière de s’impliquer dans chacune de ses paroles, pensées et actions. On est en permanence tiraillé entre ces deux pôles, au travail encore plus qu’ailleurs. Hier, la bête noire du patronat, c’était la rébellion. Il fallait s’adapter, point barre. Aujourd’hui, il redoute le désengagement et la lassitude. Depuis qu’il faut être « proactif » ou « assertif » pour taper dans l’œil de son chef, les dilemmes se multiplient ! Une chose est sûre : on ne peut pas en même temps être discret et affirmé, souple et catégorique. Alors la question urge : faut-il l’ouvrir ou la fermer ? 

« La condition de l’homme dans sa modernité, c’est la dissonance »
–Vladimir Jankélévitch

Pour Jankélévitch, cette question dépasse de loin les relations sociales : c’est une « alternative morale » ! « La condition de l’homme dans sa modernité, c’est la dissonance. On ne peut réunir tout ce qu’on aime et tout ce qu’on respecte sur une même tête, dans un seul camp et sous un même drapeau. […] Le ciel des valeurs est un ciel déchiré, et notre vie écartelée est à l’image de ce ciel déchiré. » (Quelque part dans l’inachevé, 1978).Une description très poétique des casse-tête éthiques du quotidien, mais y voit-il une solution ? Ce n’est certainement pas Jankélévitch qui nous donnera un impératif catégorique, du style « sois toujours sincère », « sois toujours altruiste », ou au contraire, « toujours égoïste ». Pour le philosophe, la solution se trouve sur le terrain.

Selon Jankélévitch, c’est le « sérieux » de l’intention et l’engagement personnel qui donnent à nos actions leur moralité. Le sujet moral doit traduire son intention en action. « Il faut laisser vivre les contradictions, et quand on a quelque chose d’important à faire, il faut d’abord le faire, même si on a l’air de se contredire soi-même… » (Quelque part dans l’inachevé), pose le philosophe. Quand on hésite entre s’accommoder aux autres et incommoder les autres, la moralité ne porte donc pas sur la nature de l’option choisie. Votre décision sera la bonne si elle traduit bien en action votre intention et que vous y mettez cœur. En cela, être complaisant et hypocrite pourrait même être vertueux, tant que l’intention est sérieuse !

En ce qui me concerne, il est fréquent que mes concessions soient moins le fait d’intentions sérieuses que d’automatismes sociaux. Nous avons tous des réflexes de courtoisie, certains de nature corporelle : un sourire, un acquiescement, un hochement de tête. S’ils sont une condition nécessaire au vivre-ensemble, ils sont aussi capables de nous faire perdre de vue notre « sérieux » au sens où l’entend Jankélévitch, c’est-à-dire notre intention profonde. C’est le cas lorsque notre civilité nous mène à des concessions par défaut. Par exemple, quand on se déclare en grève, mais qu’on vient quand même au boulot pour ne pas ralentir les autres. Ou bien lorsque je signe les yeux fermés un contrat, puis que je m’en veux de n’avoir pas essayé de négocier. Se faire marcher dessus, pour le bien commun ? Soit, si tel est sérieusement l’intention ! Faire passer ses instincts de courtoise pour de la sollicitude, là, non ! L’ouvrir ou la fermer ? En fait, peu importe tant que le cœur y est ! 

Un article d’Athénaïs Gagey à retrouver ici

Athénaïs Gagey est journaliste. Elle est titulaire d’un master en philosophie de la University College London (UCL). Elle écrit pour Philonomist

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