Quête de sens : la philo au service des entrepreneurs

Boostée par la crise sanitaire, portée par la recherche de sens, la raison d’être et la responsabilité sociale et environnementale, la philosophie arrive en force dans l’entreprise. Des cabinets de conseils spécialisés font même leur apparition.

Henri Bergson appelait ça le supplément d’âme. Celui dont l’homme aurait besoin pour assimiler, voire compenser – le déferlement des progrès techniques dans sa vie quotidienne « La mécanique exige une mystique » écrivait le philosophe parisien. Dans le monde d’aujourd’hui, singulièrement celui de l’entreprise du XXIe siècle, les termes ont changé mais la problématique, au fond, reste la même. Bien que galvaudé, le terme qui s’impose aujourd’hui est celui de la recherche de sens. Et c’est en son nom que la philosophie, qui n’avait jusqu’ici qu’un rapport très lointain avec le monde du business, est en train d’y trouver une vraie place.

«La philosophie est une spiritualité laïque », plaisante la philosophe Julia de Funès qui, en  018, a publié avec l’économiste Nicolas Bouzou « La comédie (in) humaine », un livre remarqué qui taille en pièces les failles d’un management devenu trop conceptuel face aux réalités de l’entreprise. Une philosophe et un économiste qui font un carton de librairie ? Inimaginable il y a quelques années, même si les stars du genre, André Comte-Sponville, Luc Ferry… ont depuis longtemps dépoussiéré le genre.

«Un peu comme des ethnologues chez les Papous»

«Au départ j’étais dubitatif », admet André Comte-Sponville qui raconte comment Jean-Louis Servan-Schreiber a dû lourdement insister – et promettre des honoraires importants « que je ne pouvais pas refuser»- pour le convaincre de conclure un colloque au début des années quatre-vingt-dix devant un parterre de patrons du CAC40. « Vous êtes un peu comme un ethnologue chez les Papous », lui aurait dit Perla Servan-Schreiber, l’épouse de l’homme de presse aujourd’hui disparu, se souvient l’auteur du « Capitalisme est-il moral ? ».

Aujourd’hui, il n’est pas rare de voir ces « nouveaux » philosophes, micro-cravate au revers de la veste arpenter une scène en conclusion d’un séminaire d’entreprise. Au risque, pour eux, de se faire traiter de sophistes par leurs pairs. Car il a fallu du temps. « Il y a encore 12 ans je devais justifier l’apport de la philosophie pour l’entreprise. Depuis 2015, le mouvement s’est totalement renversé », constate Julia de Funès.

De son côté l’entreprise a cessé de se comporter comme une citadelle coupée du monde. « La demande n’a jamais été aussi forte », constate Denis Cristol directeur Innovation et pédagogie de l’APM (Association pour le Progrès du Management) qui organise des rencontres mensuelles entre ses membres dirigeants et chefs d’entreprise où des philosophes, comme André Comte-Sponville (décidément très demandé), Charles Pépin ou Vincent Cespesdes interviennent en tant qu’experts.

Quatre ouvrages pour aller plus loin.

La crise financière de 2008, la crise sanitaire aujourd’hui mais aussi les nouvelles obligations légales en termes de responsabilité sociale ou environnementale, les définitions des « raisons d’être » et la recherche de nouveaux talents (sans parler de la conservation des anciens) sont autant d’impératifs qui poussent l’entreprise à se transformer et surtout à réfléchir sur elle-même.

« Elle est dans une remise en cause globale très profonde », constate Anne-Sophie Moreau rédactrice en chef de « Philonomist », un nouveau média en ligne centré sur les grandes questions de philosophie appliquées à l’entreprise. « Faire plancher un philosophe devant des cadres n’est plus simplement une parenthèse agréable totalement détachée de l’opérationnel », complète-t-elle. Dans la Silicon Valley où l’on voit apparaître des « chief philosophy officer » c’est même un mouvement massif qui émerge. Car « un projet commun et plus d’autonomie, ça rend les salariés bien plus heureux que des baby-foots et des plantes vertes », ironise Julia de Funès.

De son côté, la jeune génération de philosophes en herbe, finalement plus Platon qu’Aristote, n’a plus peur de vendre son âme au grand méchant capital. Ainsi, un master Ethique appliquée, responsabilité environnementale et sociale (Ethires) a vu le jour à la Sorbonne. Le diplôme professionnalisant accueille les étudiants de philosophie et de sciences humaines et sociales « qui souhaitent mettre leurs compétences réflexives et analytiques au service des acteurs de la société civile : entreprises, associations, organisations non gouvernementales ou collectivités publiques ». Même les écoles de commerce s’y mettent. Par exemple, l’ISC Paris a introduit un enseignement de philo depuis septembre 2018 dans ses programmes Bachelor et Grande Ecole.

En 2013, une jeune doctorante en philosophie, Laura Lange a même obtenu le prix Innovation Jeune Entrepreneur 2013 à Lyon pour son cabinet Counseling Philosophie. Depuis, elle a passé la main mais continue ses conférences. Le philosophe Vincent Cespedes a créé en 2014 avec Hà Giang, la société Metkaline qui propose des applications de jeux sur smartphone comme PhiloAck ou Deepro. Parallèlement on voit aujourd’hui de plus en plus de philosophes avoir une double formation. Charles Pépin, par exemple, une des stars de la philo en entreprise, est agrégé de philosophie, diplômé de Sciences Po Paris et d’HEC.

Attention au «philowashing» ?

Résultat, une vraie « professionnalisation » des conseils philo en entreprises. A côté des conférences classiques, des « agences de philosophie » se sont mises à fleurir et les cabinets de conseils up to date proposent des « consultations philosophiques en entreprise » dispensée par de jeunes philosophes bilingues. Un véritable engouement qui fait craindre à certains la dérive d’une philosophie dévoyée, une forme de « philowashing » bon marché pour les entreprises qui se dotent d’un vernis intello à bon compte. « Il ne faut pas confondre philosophie et coaching, la philosophie, c’est une oeuvre, une vision du monde », prévient Vincent Cespedes.

Ce philosophe essayiste, mais aussi compositeur rappelle cependant que les philosophes s’intéressent depuis longtemps à l’entreprise. Comme Roland Barthes, le célèbre sémiologue qui aurait conseillé Publicis après sa célèbre analyse sur la publicité des pâtes Panzani… Même s’il ne s’en vantait pas. « Je fais mon métier de professeur de philosophie, pas du conseil », rappelle aussi Charles Pépin. « Les entreprises disent tout le temps qu’elles veulent du sens mais bien souvent on leur apporte l’occasion de réfléchir. Elles sont en demande d’intelligence par manque de pensée ». Il raconte avoir animé une fois par mois pendant quatre ans des séances avec le comité de direction de Cartier, « ils prenaient des notes avec la même curiosité que des lycéens. »« Les entreprises sont en demande d’intelligence par manque de pensée »Charles Pépin

« L’intervention de profils qui travaillent sur ce sujet du sens, qu’ils soient philosophes ou non, ne relève pas d’une « mode » : c’est une lame de fond qui tient au fait que l’entreprise doit réinventer et réaffirmer le rôle qui est le sien dans la société » affirme Sophie Chassat. Cette agrégée de philosophie, administratrice du groupe LVMH (propriétaire des Echos) et du Coq Sportif, conseille les entreprises depuis plus de quinze ans. Selon elle, l’entreprise « ne peut plus se gérer comme un centre de profits, mais doit définir et déployer sa valeur sociale, sa contribution à la société. Répondre à une question en l’occurrence très philosophique : pourquoi, « pourquoi je fais ce que je fais ? quelle est la finalité, le sens ultime de mon activité ? ». Elle est associée aujourd’hui de Wemean, un cabinet qui accompagne les dirigeants et leurs sociétés sur tous les sujets stratégiques liés au sens.

«Il y a dans les entreprises une forme de lassitude, l’envie d’avoir un autre regard que ceux des cabinets de conseils classiques qui affichent des représentations identiques pour tout le monde », confie Erwan Le Noan, chez Altermind, « cabinet de conseils augmentés de savoir universitaire » fondé par Mathieu Laine, qui emploie ponctuellement des philosophes mais aussi des historiens, des économistes…

Les webinaires, une petite révolution

De quoi susciter de nouvelles ambitions. Chez « « Philonomist » » créé en 2018 par le groupe Philo Editions qui publie également Philosophie magazine, des abonnements « Entreprises » sont proposés, mais aussi des séminaires, des cycles de conférences facturés entre 3.000 et 10.000 euros selon l’intervenant ou le nombre de participants… « De plus en plus d’entreprises cherchent à oxygéner leurs collaborateurs et à sortir de la logique des sigles (RSE, QVT…) », explique Fabrice Gerschel, fondateur et dirigeant de Philo Editions, et directeur de la publication de « Philonomist ».

Il confie que le confinement avec la montée en puissance des webinaires a été « une petite révolution. ». « Ces moments de respiration ont été salvateurs pendant la crise sanitaire », reconnaît Delphine Renard directrice des relations humaines chez Capgemini qui a développé il y a plus de deux ans avec « Philonomist » un parcours « e-learning », ainsi que 2 conférences pour « renforcer la dynamique ».

Autre exemple, depuis trois ans le média a développé son offre au sein de Groupe Crédit Agricole SA pour lequel, outre des parcours thématiques sur mesure (articles, vidéos, tests, etc.) ou des rituels hebdomadaires de diffusion (newsletters), l’équipe a organisé plusieurs tables rondes ou ateliers dispensés en français, en anglais et en italien, sur la qualité de vie au travail, sur la mixité, le handicap… Le but est d’utiliser la matière de « Philonomist » pour soutenir le déploiement du Projet Humain du Groupe » explique Gwendoline Mirat, directrice du développement RH de Crédit Agricole CIB.

Même méthode pour Thaé, une agence créée par Flora Bernard et Marion Genaivre en 2013. Des conférences, des séminaires, des ateliers sont proposés en présentiel ou par digital. Le but ? Appliquer à l’entreprise la méthode d’analyse philosophique : « questionner ses certitudes, argumenter sa pensée et dialoguer, conceptualiser pour redonner du sens aux mots », explique Flora Bernard. « Nous aidons par exemple les entreprises à formuler leur raison d’être, en nous appuyant sur l’identité narrative chère à Paul Ricoeur : notre identité repose en effet sur la manière dont nous rendons cohérents, par le récit, les différents éléments de notre vie. C’est toute la question du sens posée par la philosophie. »

En 2021, la philosophe a ainsi animé pour la direction RH de la branche Risk management de la Société Générale, deux ateliers : « Je venais d’arriver et il fallait que j’ajuste l’organisation de mon équipe qui en plus s’était renouvelée à plus de 50 % avec des recrutements souvent faits par visioconférence. Il fallait se reconnaître dans un collectif et donner du sens à notre métier », se souvient Stéphanie Crisanti la responsable de cette branche.

Que la pensée soit dérangante

Jean-François Hadida, directeur d’Orange Campus Management, l’université d’entreprise du groupe, a fait appel aux deux cabinets. « Il s’agit d’une part d’offrir un contenu inspirant sur notre plate-forme digitale via l’offre « Philonomist » et d’autre part d’animer des ateliers de philosophie pratique auprès d’équipes de managers avec Thaé », explique-t-il. Pour l’ensemble des intervenants, Les tarifs restent modestes : « c’est toujours moins cher qu’un consultant du BCG », ironise un philosophe free-lance quand on lui demande ses tarifs.

Hormis pour quelques stars parfois facturées plusieurs dizaines de milliers d’euros, la conférence oscille entre 3.000 et 9.000 euros, voire peut être gratuite. Le prix se négocie le plus souvent en fonction de deux critères : la surface médiatique du conférencier et la taille de l’entreprise. « Vu l’écart de prix pour la même prestation d’une entreprise à une autre, on pourrait avoir l’impression d’une absence de corrélation entre la valeur de la conférence et sa tarification, mais avec le temps c’est en fait lebouche-à-oreille qui suscite la valorisation croissante de votre travail » analyse Charles Pépin.

Certaines agences de speakers prenant une large commission, les philosophes reconnus préfèrent souvent recourir à leur propre site pour se placer. Julia de Funès raconte ainsi qu’à ses débuts elle avait connu une mauvaise aventure avec une agence qui lui avait annoncé une rémunération de 3.000 euros. Elle apprit plus tard que sa prestation avait été facturée 9.000 euros à l’entreprise. « J’étais furieuse », se souvient la philosophe qui dit aujourd’hui refuser les agences qui prennent plus de 20 % de commission.

Inviter Descartes, Spinoza, Kant ou Hegel autour de la table d’un comité de direction n’est donc plus incongru. Encore faut-il que la pensée soit dérangeante. Qu’elle opère, comme le revendiquait Nietzsche, à coups de marteau. Des personnalités aussi controversées que Peter Thiel ou George Soros l’ont bien compris : l’un se revendique de René Girard, l’autre de Karl Popper. « A une époque tétanisée par le politiquement correct, le philosophe doit oser renverser les idoles, énoncer l’indicible, dénoncer le confort du préjugé », conclut Gaspard Koenig, philosophe… et chroniqueur aux «Echos».

Pour aller plus loin· Petite philosophie de la transformation digitale, Luc de Brabandère (Ed. Manitoba, 2019)
· Manager avec les philosophes, Flora Bernard (Dunod, 2021).
· Socrate au pays des Process, Julia de Funès (Ed. Flammarion, 2017)· La Manager et le Philosophe, Isabelle Barth et Yann-Hervé Martin (Ed. Le Passeur, 2014)

Un article de Valérie de SENNEVILLE à retrouver ici sur le site Les Echos Entrepreneurs

Rechercher

Suggestions