Que faire de notre temps bouleversé par la pandémie ? Selon l’historien, sociologue et chercheur à l’EPHE Jean-Miguel Pire, il faut commencer par réhabiliter la notion d’otium, ce loisir studieux et fécond, temps désintéressé et consacré à la quête de sens et de beauté.
Dans son ouvrage Otium. Art, éducation, démocratie paru en février 2020 chez Actes Sud, l’historien, sociologue et chercheur à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes Jean-Miguel Pire se penche sur une notion aussi riche qu’oubliée : l’otium. Au micro de Marie Sorbier, il définit ce concept difficilement traduisible et explore sa résonnance avec les temps répétés de confinement.
L’otium, explique l’historien, est une forme de loisir inventée en Grèce antique, la skholè, qui a été popularisée sous l’Empire romain sous le nom d’otium. Si ce terme latin n’a pas d’équivalent direct en français, il décrit selon Jean-Miguel Pire un loisir fécond, studieux, au temps que l’on consacre à s’améliorer soi-même, à progresser pour accéder à une cohérence et à une compréhension du monde plus grandes.
Il s’agit de donner un sens à l’existence, en laissant libre cours à sa curiosité, au seul plaisir de connaître et de comprendre.
Jean-Miguel Pire
La caractéristique première de l’otium est le temps accordé à la vie de la conscience. Activité de pensée et d’imagination, de rêve et de conception, ce temps se caractérise également par une complète absence de contraintes.
Cette activité doit être menée sans la limite des intérêts, des croyances et des préjugés. L’otium est fondamentalement désintéressé. Il est fécond, mais pas utile. Il n’est pas réductible à une utilité matérielle extérieure : son propre accomplissement est déjà un but en soi.
Jean-Miguel Pire
Ainsi, explique Jean-Miguel Pire, l’otium revêt une dimension existentielle, en ce qu’il désigne les conditions idéales pour déployer le meilleur de nos facultés et édifier notre jugement. Développée dans la Grèce antique en même temps que la philosophie et la démocratie, la notion d’otium renvoie à une forme de loisir inséparable de la quête de sagesse autant que de l’organisation politique démocratique.
Il y aurait deux types de conditions à remplir pour s’adonner à l’otium :
- Les conditions matérielles : l’accès au loisir fécond n’est possible que dans la mesure où les tâches vitales et les besoins essentiels sont accomplis.
- Les conditions mentales : le désir et la disponibilité personnels, l’effort qu’il faut accomplir pour atteindre la fécondité de l’otium.
Le terme de « loisir » nous égare un peu, car il renvoie au plaisir, alors que les Grecs et les Romains l’associent à une ascèse, à une quête exigeante qui nécessite une discipline, un examen de soi et une tempérance des passions. C’est une quête contraignante dans laquelle on ne peut se livrer sans un engagement personnel très fort.
Jean-Miguel Pire
Dans son livre Otium. Art, éducation, démocratie, Jean-Miguel Pire oppose étymologiquement l’otium au négoce. Une manière de dire que l’utilitarisme dominant aujourd’hui a dénigré ce temps de loisir au point de nous le faire considérer comme futile ?
Pourquoi cette forme de loisir a été aussi peu valorisée dans l’histoire, c’est ce que tente de comprendre Jean-Miguel Pire à travers une lecture étymologique. Une des dernières traces de l’otium dans notre vocabulaire se trouve au coeur du terme « négoce » : formé par les termes latin nec otium, qui signifie la négation de l’otium. Ainsi, le négoce, le marché, est formé dans son étymologie-même par la nécessité d’éliminer cette forme de loisir.
La montée des valeurs du marché (utilité, performance, rapidité, rentabilité) correspond bien au déclin des valeurs de l’otium (lenteur, désintéressement, quête de sens. Le constat sémantique est que plus on a de négoce, moins on a d’otium.
Jean-Miguel Pire
Pour se développer, le marché n’a pas besoin d’otium. Au contraire, il considère le temps du loisir fécond comme un simple temps de cerveau disponible qui peut être vendu à des annonceurs. Le concept d’otium permet ainsi de comprendre que quelque chose de futile est au fond central pour lutter contre les excès de la marchandisation du monde. Jean-Miguel Pire
Comment alors concrétiser et appliquer dans la pratique cette notion d’otium ?
Dans un monde qui semble de plus en plus absurde, l’aspect pratique de l’otium est notre obligation d’être des protagonistes de l’élaboration du sens et des valeurs. Chacun à son rôle à jouer, et c’est peut-être là le message des Grecs : chaque citoyen est parti-prenante de l’élaboration du bien commun. Nous avons tous, dans notre singularité, notre créativité et nos rêveries, quelque chose à apporter à cette grande élaboration du bien commun.
Jean-Miguel Pire
Pour Jean-Miguel Pire, l’otium est non seulement nécessaire dans un monde plongé dans l’absurde, mais aussi un désir qui peut naître dès l’enfance grâce à l’éducation.
L’Education nationale peut jouer un rôle important dans le développement d’un esprit et d’un désir d’otium. Une politique concrète serait d’accorder beaucoup plus d’importance à l’éducation artistique et culturelle. C’est la meilleure nourriture de l’otium parce que l’art n’est jamais assimilable à un intérêt, à une utilité, à une conception. L’art est la nourriture d’un esprit en train d’essayer d’inventer le sens.
Jean-Miguel Pire
https://www.franceculture.fr/emissions/affaire-en-cours/affaires-en-cours-du-jeudi-07-janvier-2021