La crise du coronavirus laissera des traces profondes, prémices d’une société appelée à se réinventer
Boris Cyrulnik est depuis une dizaine d’années un des visages les plus connus de la psychiatrie. Ancien animateur d’un groupe de recherche en éthologie clinique au centre hospitalier intercommunal de Toulon-La Seyne-sur-Mer et directeur d’enseignement à l’université du Sud-Toulon-Var, il a vulgarisé à travers de nombreux ouvrages le concept de « résilience », processus qui permet de renaître de sa souffrance. Actuellement confiné à La Seyne-sur-Mer où il vit, le médecin âgé de 82 ans observe avec attention la crise du coronavirus.
Convaincu qu’elle aura des conséquences lourdes, particulièrement pour les plus faibles, mais qu’elle est aussi l’occasion de sortir de la spirale traumatique dans laquelle s’étaient enfermées nos sociétés.
Emmanuel Macron a annoncé une opération militaire baptisée « Résilience », menée dans le contexte de la pandémie du coronavirus. Que vous inspire l’emploi de ce terme, vous qui l’avez popularisé à partir de vos travaux de neuropsychiatrie ?
Boris Cyrulnik : Je pense que ce sont les militaires qui ont dû lui suggérer ce nom. On travaille avec eux sur la résilience depuis plus de 20 ans, il y a eu beaucoup de réunions en France et à l’étranger. Ils maîtrisent très bien ce concept avec une différence par rapport à nous, en clinique ou en recherche : pour nous, la résilience est la reprise d’un nouveau développement après un traumatisme ; pour eux, comme ils sont professionnels et savent que leur engagement comporte un risque de mort et de mutilation lors de l’épreuve du feu, c’est aller au-devant du traumatisme potentiel lié à leur métier. Eux renforcent les facteurs de protection avant le traumatisme pour diminuer la vulnérabilité, alors qu’un praticien voit les gens après : cette nuance peut très bien se comprendre et c’est pourquoi je pense qu’ils ont eu raison de proposer ce terme à Macron pour nommer une opération au coeur de la crise.
Si elle nous surprend, une telle crise n’est pas une première, ce qui réveille des peurs ancestrales…
Boris Cyrulnik : Depuis que l’homme est sur Terre, il est victime d’épidémies, de bacilles, les pestes noires puis les pestes buboniques qui sont parties de Marseille en 1348 et 1720, plus près de nous l’encéphalite léthargique de 1918, etc. Cette dernière a été déniée, on n’a pas parlé des dizaines de millions de morts qu’il y a eus : politiquement, les archives ont été mal tenues parce qu’il fallait parler des sacrifiés héroïques de 14-18. Jusqu’à il y a peu, on acceptait la mort : au XIXe siècle, un enfant sur deux mourait dans sa première année et c’était normal; beaucoup de femmes mouraient en couches et, moi-même, quand j’étais stagiaire en obstétrique en 1955, j’ai entendu l’accoucheur dire au mari : « Monsieur, choisissez : la mère ou l’enfant ?« . Et, bien entendu, à chaque génération, il y avait une ou deux guerres, commencées pour les intérêts des aristocrates et de ceux qui leur ont succédé. Bref, la mort violente faisait partie de la vie, c’était accepté. Tout ça, ça avait complètement disparu ces dernières décennies, une illusion s’est installée : dans les pays occidentaux, les avancées de la science semblaient plus fortes que la nature, la Seconde Guerre mondiale avait été tellement terrible particulièrement avec Hiroshima qu’elle est devenue le symbole de la paix imposée. Après une telle horreur, il n’était plus envisageable de la faire… Or, la crise du coronavirus balaye soudainement cette illusion et nous renvoie à ces peurs archaïques, à ces épreuves que nous voulions avoir oubliées. Ce en quoi nous nous sommes bien trompés, ce que l’on pouvait deviner depuis un moment : alors que la révolution numérique nous vend un univers merveilleux et dérégulé, nous avons, quand même, connu depuis le début de ce siècle les attentats du 11 septembre 2001, la crise financière de 2008, le martyre de la Syrie et enfin, l’inquiétude liée au réchauffement climatique.
Sommes-nous tous égaux face à la crise ?
Boris Cyrulnik : Bien évidemment que non, les situations de crise aggravent toujours les inégalités. En la circonstance, elle est biologique, elle est psychologique et elle est sociale. Biologique, ce sont les âgés qui sont plus touchés que les jeunes, pour des raisons de défenses immunitaires différentes. Psychologique, ceux qui, avant le virus, avaient acquis des facteurs de protection, ceux qui ont grandi dans une famille stable et sécurisante, ont un métier agréable, qui ont un bon réseau amical, ceux qui ont appris à communiquer, ceux-là vont téléphoner, lire, écrire, skyper, se remettre à la guitare, inventer des rituels, se débrouiller grâce à ces facteurs de protection acquis au cours de leur développement antérieur. Après la crise, ils auront donc un processus de résilience facile à déclencher. À l’opposé, ceux qui ont acquis des facteurs de vulnérabilité, isolement sensoriel, carences affectives, mauvaise socialisation, précarité sociale et scolarité difficile qui vont ensemble, ceux-là auront plus de mal et risquent même de sortir du confinement avec un trauma. Ils ont et auront donc davantage besoin d’aide. Le dernier facteur, c’est l’inégalité sociale : tout le monde comprend que quand on a un jardin ou un grand appartement, cela n’a rien à voir avec ceux dont les conditions de confinement sont insupportables en raison de mauvaises conditions de logement.
Quelles peuvent être les conséquences du confinement sur la santé psychique de nos concitoyens ?
Boris Cyrulnik : Le confinement est une protection physique nécessaire pour la survie, et constitue en même temps une redoutable agression psychique. Aujourd’hui, il faut respecter la « distanciation sociale » pour éviter des dizaines de milliers de morts. Mais l’agression du confinement peut provoquer des troubles graves, particulièrement chez les plus faibles comme je l’ai développé précédemment. Il y a aussi ceux qui souffrent de fragilités psychiques antérieures, un trauma infantile, une enfance difficile, des conflits familiaux, etc. On peut anticiper que ceux-là vont subir des dégâts supplémentaires dus au confinement. Des collègues psychiatres m’ont déjà fait part d’une recrudescence des crises d’angoisse. Et j’ai reçu des appels de patients qui connaissent des bouffées délirantes. Le confinement, c’est une amputation de la réalité, qui remet en cause bien des fonctionnements de nos sociétés. Par exemple, je redoute beaucoup pour les familles des victimes l’épreuve des obsèques à huis clos. Cela laissera des traces…
Comment faire face ?
Boris Cyrulnik : La protection repose sur trois axes : l’action, l’affection et la réflexion. Les deux premiers sont des tranquillisants naturels qui permettent d’éviter les tranquillisants chimiques. Pour l’action, il faut bouger au moins une heure par jour, ce qui aide à sécréter des endorphines, dehors si possible et sinon en suivant par exemple des cours de sport sur internet. Il faut avoir une discipline. Je reçois d’ailleurs beaucoup de messages de gens qui se mettent à bricoler, à repeindre leurs volets, ceux-là seront sauvés ! L’affection est un autre tranquillisant. Le confinement est l’occasion de faire une déclaration d’attachement à nos proches, de renforcer les liens. Pendant les guerres, les soldats ont souvent tenu grâce aux lettres de leurs proches. La réflexion enfin : cela peut être la méditation, la spiritualité si l’on est croyant, la lecture, l’écriture d’un journal intime qu’on laissera à nos enfants, ou même d’un roman ! Cette plongée intérieure permet de retrouver de la liberté, des ressources qui aideront à la résilience. Pour l’instant, nous sommes dans l’affrontement de la crise. La résilience est la reprise d’un nouveau développement après le confinement, après le traumatisme.
À votre sens, quelle est la cause de cette crise ?
Boris Cyrulnik : Maintenant, on considère que la personne est une valeur prioritaire. Les femmes et les hommes ne veulent plus se soumettre aux guerres. Mais cette nouvelle culture qui valorise l’individu est aussi à la source de la catastrophe. C’est au nom de la performance qu’on a développé des formes d’élevage intensif qui favorisent la naissance de virus. La course technologique, aux transports, le commerce international, la globalisation ont, ensuite, permis l’extension du virus sur toute la planète.
Seulement, maintenant, on se rend compte qu’on préfère avoir un échec économique plutôt que des centaines de milliers de morts. Nous assistons à une vraie révolution de la pensée, une révolution dans la hiérarchie des valeurs morales, dans l’ethos !
D’une manière ou d’une autre, tout ceci aura une fin. Comme construire l’après ?
Boris Cyrulnik : Il faudra essayer de mettre en chantier des projets, ce qui est un excellent dynamisant, au niveau individuel et collectif. Et aussi chercher les causes de la catastrophe. Pourquoi y a-t-il des épidémies répétées ? Connaître, comprendre, c’est une des clefs de la résilience et en cela, les médias ont un rôle important à jouer : actuellement, en dehors de ceux qui font du sensationnalisme ou répète des choses en boucle, je trouve qu’ils tiennent bien leur partition, ils sont à la fois pédagogiques et pratiques, tout en posant les questions qui fâchent sur les dysfonctionnements comme dans l’affaire des masques.
Quel peut être le visage de cet « après-coronavirus » ?
Boris Cyrulnik : Il va y avoir un conflit entre ceux qui voudront la continuité et ceux qui voudront changer de civilisation. Je pressens déjà que des économistes et des hommes politiques vont dire : « On sait ce qu’il faut faire pour relancer l’activité« . Et sûrement vont-ils réactiver des processus qui ont mené à la catastrophe, c’est-à-dire la consommation excessive, le sprint culturel. Est ce qu’on va les laisser faire ? J’ai travaillé avec des Japonais, des Chinois, des Coréens et tous disaient : « L’école est devenue une forme de maltraitance, faire sprinter nos enfants a un prix psychologique exorbitant, cela conduit à des suicides, des psychopathies, des garçons s’enferment avec des jeux vidéo« , alors que les pays du Nord – en suivant plutôt le rythme des enfants – obtiennent les mêmes résultats scolairesà 15 ans que les Japonais. Dans ce débat passionnant, il faudra que les philosophes et les scientifiques, la démocratie, les journalistes, les romanciers, les fabricants de mots se mettent en chantier pour décider ensemble du futur souhaité. Les débats seront passionnants et, j’en ai peur, passionnés, mais s’ils ne sont pas passionnés, cela voudra dire que l’on se contente simplement de remettre en place les anciens processus, ceux de l’échec.
Pour vous, on ne peut pas continuer comme jusqu’à présent…
Boris Cyrulnik : À chaque épidémie, ou catastrophe naturelle, il y a eu changement culturel. Après le trauma, on est obligé de découvrir de nouvelles règles, de nouvelles manières de vivre ensemble. Au Moyen-âge, on n’avait pas compris qu’il fallait mettre en place le confinement : les gens infectés fuyaient, emportant avec eux le bacille. Et en Europe, deux ans après l’épidémie de peste de 1348, un Européen sur deux avait disparu. Quand l’épidémie s’est arrêtée, les valeurs sociales avaient complètement changé. On avait découvert les arts de la maison. Auparavant, l’art était essentiellement religieux. On a vu apparaître le gibier et les fruits peints délicatement, les tapis sous les tables. Et surtout, on a vu que les rapports de production avaient complètement changé : avant l’épidémie, la plupart des hommes, étaient considérés comme des serfs et étaient vendus avec la terre. Après, il y avait eu tellement de morts que les survivants qui acceptaient de travailler, n’étaient plus des serfs : on a dû les payer pour qu’ils veuillent bien travailler. Les rapports de production et la hiérarchie des valeurs avaient été complètement transformés. Je veux croire que nous sommes à la veille d’une transformation de cette ampleur.
Propos recueillis par Fred Guilledoux – Article de la Provence du 30/03/2020