Dans une précédente newsletter, nous nous interrogions sur l’impact des différentes tentatives de solution mises en oeuvre pour faire face à la pandémie au cours de l’année écoulée. La question épineuse, et qui ne fait, de loin, pas l’objet d’un consensus aujourd’hui, reste de savoir, parmi toutes les choses qui ont été faites, pas faites, dites, pas dites, pensées, pas pensées, pour essayer d’améliorer la situation, lesquelles ont potentiellement contribué à l’aggraver, ou à créer des problèmes plus importants encore. Sans prétendre être en mesure de répondre à cette question difficile, nous proposons ici une réflexion plus globale sur quelques unes des raisons susceptibles d’amener une personne à persévérer dans ses propres tentatives de solution, alors même qu’elles ont un impact contreproductif avéré sur les problèmes auxquels elles sont appliquées.
Comme nous l’avions déjà évoqué dans cette précédente newsletter, la principale raison qui amène généralement une personne à mettre en oeuvre des tentatives de solution est que ces tentatives se sont avérées efficaces pour elle dans d’autres situations, dans d’autres contextes que la personne considère comme suffisamment comparables au problème actuel. Tels principes éducatifs ont par exemple bien fonctionné avec un enfant, et ses parents se disent qu’ils devraient par conséquent s’avérer efficaces avec son petit frère ou sa petite soeur, ce qui est loin d’être toujours le cas. Pour untel, une certaine façon de faire a bien fonctionné dans son couple, et il la recommande donc à son meilleur ami lorsqu’il lui parle des difficultés qu’il rencontre avec sa compagne, mais ce n’est pas forcément adapté. Aborder les choses de façon directe et explicite a toujours porté ses fruits dans mes relations avec mes supérieurs hiérarchiques, et j’applique donc ce style de communication avec mon nouveau chef, ce qui génère des tensions et des conflits récurrents avec lui…
Si cette façon d’aborder les choses en termes de « classes de problèmes », considérées comme étant relativement homogènes, permet parfois de faire émerger des pistes de résolution efficaces, ce n’est pas nécessairement le cas. Ce qui a fonctionné historiquement pour lutter contre la grippe ou contre tel rhinovirus ne fonctionnera pas nécessairement avec la Covid-19, de même que ce qui aura fait ses preuves contre tel variant du virus ne fonctionnera pas nécessairement avec un virus qui a muté… Cela fait songer à ce voyageur, dont parle Shunryu Suzuki, qui voit un arbre magnifique sur la rive, et décide de faire une encoche sur le bord de sa pirogue avec son canif pour pouvoir se souvenir exactement de l’endroit où se trouve cet arbre…
Bien souvent aussi, si une personne continue à appliquer des tentatives de solution contreproductives, c’est parce qu’elle est convaincue que, même si elles ne semblent pas encore avoir permis de résoudre le problème, c’est juste une question de temps avant de voir leurs effets bénéfiques apparaître. La personne peut, par exemple, considérer qu’elle n’en pas fait assez, ou qu’il lui faut simplement persévérer, faire preuve de patience, continuer à faire plus de la même chose et que ses tentatives finiront bien, à un moment ou à un autre, par payer. On entend aussi parfois que la situation est d’ores et déjà catastrophique, et qu’elle se serait probablement encore dégradée davantage si nous n’avions pas mis en oeuvre toutes ces tentatives de solution ! Si je ne répétais pas quotidiennement à ma fille de faire ses devoirs, elle en ferait probablement encore moins et ses résultats scolaires se dégraderaient encore davantage. Si je ne faisais plus ces remarques permanentes à mon fils à propos de la nourriture, il se mettrait sans aucun doute à manger et grossir encore plus. Si j’arrêtais de compenser les lacunes managériales de mon supérieur hiérarchique, la performance de notre département serait encore plus mauvaise… Dans un processus de prophétie auto-réalisatrice, le fait que la situation se dégrade devient ainsi parfois la preuve même qu’il est important de persévérer dans nos stratégies inefficaces !
Le conformisme est un autre facteur susceptible d’amener une personne à ne pas oser remettre en question certaines de ses façons d’agir ou de penser, même si elles ont des effets délétères. La réaction considérée comme « normale » devient celle qui est mise en oeuvre par la majorité. A mesure qu’émerge un certain consensus, il devient parfois difficile, voire dangereux de déroger à la façon la plus conventionnelle de réagir. Un chef d’entreprise qui se rend compte que la majorité des entrepreneurs de sa région ont d’ores et déjà introduit la méthodologie agile dans leur organisation peut ainsi se sentir sous pression de suivre leur exemple, quand bien même les résistances au sein de son organisation prennent toujours plus d’ampleur. Une étudiante se rend compte que tous ses pairs prennent des amphétamines pour pouvoir mieux se concentrer lors des examens à l’université, et elle leur emboite le pas, sans se rendre compte qu’elle en devient progressivement dépendante… Une mère de famille découvre que toutes ses amies participent régulièrement à des stages de développement personnel et se décide de faire de même, et elle continue à le faire bien qu’elle s’y sente à chaque fois très mal à l’aise et pas à sa place…
Si tous nos voisins européens suspendent par exemple l’utilisation de tel vaccin, comment notre gouvernement pourrait-il faire cavalier seul sans prendre le risque d’être blâmé, taxé de folie ou d’être attaqué en justice? Le médecin et épistémologue français Georges Canguilhem soulignait que « Le terme de norme est équivoque, désignant à la fois « ce qui est tel qu’il doit être » et « ce qui se rencontre dans la majorité des cas »… on souligne une confusion analogue en médecine, où l’état normal désigne à la fois l’état habituel des organismes et leur état idéal. » Dans une situation inédite et complexe telle que celle à laquelle nous faisons face collectivement, la réaction la plus couramment utilisée est-elle nécessairement la meilleure ou la plus adaptée? Rien n’est moins sûr.
L’un des autres moteurs susceptibles d’amener quelqu’un à persévérer dans des stratégies inutiles, voire aggravantes, peut être le besoin impérieux de « faire quelque chose », de se montrer actif vis-à-vis du problème. Si la personne fait quelque chose qui se voit, alors elle montre qu’elle se sent concernée par le problème, qu’elle n’est pas impuissante, qu’elle ne se désintéresse pas du sort des personnes qui meurent et qui souffrent… Autant de bonnes raisons de continuer à mettre en oeuvre des tentatives de solution, voire des tentatives de solution présumées, parfois aussi par manque d’alternatives véritablement efficaces. Nombre de parents peuvent ainsi être amenés à persévérer dans des tentatives de solution éducatives pour continuer à donner l’image de parents responsables face au jugement de l’école ou d’une instance de protection de l’enfance. Tel mari continue à encourager et à essayer en vain de motiver son épouse déprimée pour ne pas donner le sentiment qu’il l’abandonne ou qu’il se désintéresse de son état…
L’importance de préserver sa propre image, sa propre réputation, notamment lorsqu’on fait face à des critiques virulentes de la part de personnes qui mettent en cause nos compétences et nos intentions, est bien souvent un facteur susceptible d’amener une personne à s’arc-bouter sur ses tentatives de solution, sorte de stratégie de défense contre les attaques de l’autre camp. Dans un triste paradoxe, certaines attaques frontales, et parfois bien argumentées, dirigées contre les stratégies mises en oeuvre par nos gouvernants pour lutter contre la pandémie, ont ainsi souvent pour effet de rigidifier les positions mises en cause plutôt que d’amener une prise de distance critique à leur sujet.
Les personnes ont également généralement beaucoup de mal à se départir de leurs tentatives de solution si elles ont été validées par une figure d’autorité à laquelle elles accordent un certain crédit. L’avis d’un expert, les instructions des « guidelines » officielles pour traiter telle ou telle maladie, les « bonnes pratiques » en termes de management, le dernier ouvrage d’ « éducation positive » ou de vulgarisation de l’approche de Palo Alto, sont toujours susceptibles d’encourager les éventuelles tentatives de solution d’une personne qui s’y fierait aveuglément. Tel scientifique de renom affirme que ce traitement fonctionne, mon médecin m’a dit de me faire vacciner – ou de ne pas me faire vacciner, les études, randomisées ou non, montrent indéniablement que ce médicament est efficace, j’ai une amie médecin hygiéniste dans un Ehpad qui me dit que la mauvaise utilisation du masque présente plus de risques sanitaires que le fait de ne pas utiliser de masque… La caution de la « science » ou du « progrès » est parfois devenue dans nos sociétés une invitation à renoncer à son esprit critique, à faire acte de foi, à se montrer docile, et à appliquer le « protocole » officiel. Parfois au contraire, si notre figure de référence est un personnage plutôt hérétique, cela nous amènera à ne jurer que par ses dires et à refuser en bloc tout ce que proposent les autorités en place.
Ces quelques « bonnes raisons » de continuer, avec les meilleures intentions du monde, à alimenter nos problèmes, si elles ne prétendent pas à l’exhaustivité, ne doivent pas être simplement dénoncées, bien au contraire. Persévérance, conformisme, envie de se montrer utile, besoin de s’appuyer sur une figure de référence, peuvent bien entendu aussi être utilisés stratégiquement comme des leviers permettant de mettre un terme à certaines de nos tentatives de solution !
Un article à retrouver ici sur l’excellent site de l’Institut Gregory Bateson IGB