Hugues Poissonnier, Grenoble École de Management (GEM)
Il est facile de constater la place désormais occupée par le bien-être au travail dans les nombreux articles qui lui sont consacrés dans les médias, y compris au travers de cet article récent publié sur The Conversation.
Cette place apparaît, semble-t-il, également réelle dans les préoccupations de la plupart des dirigeants. Ces derniers se disent souvent soucieux d’attirer et de conserver de jeunes employés de plus en plus prompts à quitter leur poste en cas d’insatisfaction, générant des coûts de mieux en mieux mesurés au sein des entreprises.
Entre labels et classements : une attention de plus en plus grande portée au bien-être au travail
183 entreprises ont d’ores et déjà reçu le label Happy Index/AtWork. Un tel chiffre témoigne à la fois de l’existence de bonnes pratiques « dans la vraie vie » (parfois opposée à une vision caricaturale de ce que serait une entreprise visant l’épanouissement de ses salariés) et de l’intérêt pour les entreprises de s’engager dans une démarche de labellisation qui dépasse souvent de loin la seule volonté de pratiquer une forme de « social washing ». Régulièrement, des classements sont même publiés présentant les entreprises les mieux notées par leurs salariés.
A ce jeu, les grandes entreprises (plus de 5 000 salariés) du conseil (Accenture, Assystem, EY…), de l’IT et du digital (Sopra Steria, GFI Informatique, CGI…) ou même oeuvrant dans le secteur des biens de consommation (L’Oréal, Danone, Décathlon) sont particulièrement bien représentées (classement HappyIndex/AtWork 2018).
Au-delà de ces signes visibles de l’extérieur, plus nombreux encore sont les efforts entrepris en vue d’améliorer le bien-être au travail dans des entreprises de toutes tailles sans qu’une démarche de labellisation ou de communication quelconque ne leur soit associée.
Une situation qui, pourtant, se dégrade
Pourtant, les derniers chiffres issus du rapport mondial de Gallup, entreprise américaine offrant des services de recherche dans le domaine du management et de la gestion des ressources humaines, publié en décembre dernier témoignent d’une forte dégradation de l’engagement des salariés, en particulier en France.
Et la situation semble encore en cours de dégradation à observer les résultats d’un sondage plus récent réalisé par le même institut en février-mars 2018 : seuls 6 % des salariés sondés affirmaient alors être engagés au travail (c’est-à-dire impliqués à la tâche et enthousiasmés par leurs missions, selon la définition proposée par Gallup). Un tel chiffre ne place la France que devant l’Italie (5 %), loin derrière les États-Unis, présentant le chiffre de 33 % de salariés très impliqués (rapport mondial « State of the Global Workplace », publié fin 2017).
Bien sûr les biais traditionnels associés à de telles études peuvent toujours être invoqués : tout ceci ne repose que sur du déclaratif et des sentiments finalement très subjectifs. Le chiffre mesurant davantage le désengagement semble moins sujet à polémique : 20 % des salariés français sondés début 2018 s’estimaient franchement désengagés, c’est-à-dire malheureux au travail.
Il est également révélateur de mentionner que l’étude de Gallup ne distingue au final que trois catégories de salariés : les « engagés », les « non-engagés » et les « désengagés ». Sans aller jusqu’au désengagement, qui pose des problèmes et appelle des solutions spécifiques, le non-engagement semble, au regard des chiffres avancés, devenu la norme.
Des raisons multiples
Bien que l’analyse des causes ne constitue pas l’objectif prioritaire des études mentionnées, il est relativement facile d’envisager les principales origines des chiffres et de leur dégradation. La culture du dialogue social demeure conflictuelle et de nature à opposer plus qu’à fédérer les corps de métier au sein de nombreuses entreprises (ceci est sans doute particulièrement vrai dans les plus grandes). Les pratiques de gestion des ressources humaines, encore très souvent défies comme top down, apparaissent également en dés-adéquation de plus en plus profonde avec les attentes des salariés, notamment les plus jeunes d’entre eux.
Les managers voient, quant à eux, leurs compétences techniques souvent survalorisées par rapport aux importantes et nécessaires compétences relationnelles. Trop nombreux sont ceux, parmi eux, qui ne portent pas à ces compétences relationnelles l’attention qu’elles méritent.
L’importance qui est désormais donnée à ces compétences, ainsi qu’aux compétences émotionnelles sur lesquelles elles s’appuient, dans les formations des futurs managers au sein des Écoles de Commerce et à l’Université peut, paradoxalement, poser problème. Elle contribue souvent à créer un décalage entre la manière de voir le management des étudiants et la réalité, même si ça ne doit pas remettre en cause les efforts et engagements pris en la matière. Nous avions également, dans un récent article, insisté sur le rôle de la culture dans le relatif pessimisme des Français affiché quant à leur travail :
À côté de ces raisons traditionnellement mises en avant (mais faisant, malgré cela, insuffisamment l’objet de mesures correctives), la qualité des relations client-fournisseur, bien que centrale, est souvent oubliée, à la fois dans les analyses des origines et dans les solutions à mettre en œuvre.
La qualité des relations client-fournisseur : une origine oubliée mais centrale de l’inertie du management et du désengagement des salariés
Souvent tendues et conflictuelles, les relations client-fournisseur constituent une cause essentielle du désengagement des salariés pour plusieurs raisons. Tout d’abord, elles constituent un « alibi » facile à brandir au moment d’expliquer pourquoi une telle course aux économies et à la baisse des coûts s’impose, générant son lot de pratiques peu contributives à l’épanouissement des salariés. Cette nécessité absolue de réduire les coûts serait imposée par les clients, toujours soucieux d’acheter moins cher, que ce soit dans le cadre du commerce B to B (commerce entre entreprises) ou B to C (commerce à destination des consommateurs finaux).
Une autre raison découle de la mise à mal de valeurs chères aux salariés, sensibles au développement de relations de qualité avec leurs collègues et amenés à se montrer intransigeants avec leurs fournisseurs pour mieux répondre à leurs clients. Forte et réelle, la dissonance vécue finit par faire perdre de vue l’indispensable sens que viennent chercher les salariés au travail, notamment ceux qui sont en relation directe (et trop souvent conflictuelle) avec les fournisseurs.
De nombreuses entreprises se trouvent à la fois client et fournisseur, intégrées dans des chaînes de valeur de plus en plus éclatées et internationalisées mettant nombre de leurs salariés dans des situations de conflit de rôle difficiles à vivre.
Contribuer au réengagement des salariés en pacifiant les relations avec les fournisseurs : il suffisait d’y penser
La sous-estimation chronique de l’importance donnée par les salariés à l’entretien de relations équilibrées et pacifiées avec les partenaires économiques que sont les concurrents, les clients, et sans doute plus encore les fournisseurs, ouvre des pistes fécondes pour contribuer au réengagement des salariés.
Nombreuses apparaissent en effet les modalités collaboratives qu’il est possible de mettre en œuvre, car encore peu mobilisées, pour améliorer les relations avec ces partenaires et, ce faisant, rendre au travail une part réelle de son sens perdu. En améliorant le simple respect des délais de paiement, en lissant les achats sur l’année, en développant des co-innovations fondées sur un partage équitable de la propriété intellectuelle (autant de pratiques extrêmement simples à déployer), il est possible de faire de n’importe quelle entreprise un acteur plus positif au sein de son écosystème. Des possibilités sont alors données aux salariés de faire plus que simplement contribuer aux résultats à court terme de leur entreprise, mission importante certes, mais de plus en plus insuffisante à leurs yeux.
Termes à la mode, mais sans doute bien plus structurant qu’on ne le pense pour le fonctionnement à venir des entreprises dans les prochaines années, la bienveillance s’avère, comme nous l’évoquions il y a peu, de plus en plus essentielle pour les salariés. Le pari que nous proposons est de commencer à la développer là où le bât blesse le plus : dans les relations souvent à couteaux tirés qui sont développées avec les fournisseurs. Par effet de cohérence, c’est ensuite au sein de chacune des entreprises qu’elle pourra se diffuser.
Hugues Poissonnier, Professeur d’économie et de management, Directeur de la Recherche de l’IRIMA, Membre de la Chaire Mindfulness, Bien-Etre au travail et Paix Economique, Grenoble École de Management (GEM)
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.