Être soi-même, c’est être plusieurs

Nous sommes à la fois un et multiple par les expériences que nous vivons. Une situation compliquée à vivre face aux injonctions à l’authenticité.

La plupart d’entre nous pensons avons un moi unitaire et stable. Et si, à l’inverse, le soi était multiple et versatile ? C’est la thèse avancée, il y a déjà un siècle, par le psychologue William James. Dans son Précis de psychologie, il soulignait combien le moi est morcelé « en différents soi qui peuvent se réfuter les uns les autres » (1). En effet, du matin au soir, le soi ne cesse de déployer une gymnastique complexe, oscillant entre une pluralité de facettes, de rôles, de pensées, de valeurs, d’émotions, parfois contradictoires. Protéiforme, il se démultiplie, tout en étant contenu par une sorte de super assemblage : moi. Cette idée d’un moi désunifié est loin d’être neuve. Montaigne écrivait que « quiconque s’étudie bien attentivement trouve en soi (…) cette volubilité, et discordance », les humains étant « tous de lopins et d’une contexture si informe et diverse » (2).

Un diagnostic médical

Il existe des circonstances où l’hétérogénéité identitaire est pathologique. Ian Hacking, épistémologue canadien, a écrit une étude captivante de l’histoire de ce diagnostic, depuis l’épidémie d’affections psychologiques recensées au terme du 19e siècle jusqu’aux cas célèbres de personnalités multiples des années 1970, immortalisés par des films tels que Les Trois Visages d’Ève(Nunnally Johnson, 1957) et Sybil (Daniel Petrie, 1976), renommé aujourd’hui plus sobrement par le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM) « troubles dissociatifs de l’identité » (3). Même si une mythologie, entretenue par les médias, s’est développée autour d’eux, ces troubles psychiques partagent des traits communs. Il est question d’un hôte qui possède plusieurs alters, pouvant aller jusqu’à trente caractères différents. L’individu passe d’un alter à l’autre, souvent brusquement. I. Hacking parle de « permutation » pour désigner l’opération par laquelle une personnalité prend la place d’une autre.

Nous sommes tous multiples

Chez les sujets sains, comme le rappelle W. James, il existe autant de moi sociaux qu’il y a de groupes distincts auxquels s’identifier. Plus que quiconque, le sociologue Erving Goffman a observé la théâtralité de la vie quotidienne, scrutant la pluralité des rôles endossés par une personne, ses diverses facettes identitaires. Comme l’écrit Amartya Sen, «une même personne peut, sans qu’il y ait contradiction, être une femme, citoyenne américaine, originaire des Caraïbes, d’ascendance africaine, chrétienne, libérale, végétarienne, marathonienne, historienne, enseignante, romancière, hétérosexuelle (…) et croire dur comme fer en l’existence d’une intelligence extraterrestre avec laquelle il est plus qu’urgent de communiquer (…) » (4).

Liés pour la plupart à des souvenirs autobiographiques, certains de ces aspects lui ont été transmis et se stabilisent depuis l’enfance. D’autres, acquis plus tard, correspondent à des assignations progressivement incorporées. D’aucuns sont privés et échappent à des catégorisations étriquées, voire sont antithétiques à d’autres. Surtout, ces facettes de soi sont compartimentées en fonction des contextes dans lesquels l’individu se meut, des groupes auxquels il appartient et qu’il fréquente, des gens auxquels il est confronté. On dira de quelqu’un qu’il n’est pas la même personne suivant les circonstances. Cette impression du sens commun fait écho à ce qu’on observe dans l’analyse. La vie sociale produit des êtres clivés entre des répertoires de représentations, d’actions et d’émotions, autant d’aspects stabilisés à chaque moment.

Pourtant, certains individus sont plus fractionnés que d’autres. Les colonisés, les persécutés, les infériorisés, les stigmatisés ont appris à intérioriser le point de vue dominant dans la construction de leur moi, à en camoufler certaines dimensions et à exécuter des rôles contraints, donnant lieu à l’émergence de consciences hétérogènes, génératrices de souffrances considérables. On pensera, parmi d’autres, à celle qui dissimule son identité culturelle et religieuse derrière un masque de peur d’être méprisée, à ceux qui se font passer pour hétérosexuels alors qu’ils ou elles sont gays ou lesbiennes ou à cet analphabète qui fait semblant de savoir lire.

D’autres recherchent pour le plaisir qu’elle leur procure cette fragmentation identitaire dans des contextes ludiques et fictionnels, comme le font, par exemple, les cosplayers adeptes des jeux de rôle, les acteurs, les amateurs de reconstitutions historiques ou de jeux grandeur nature.

Plus encore, un tel désir de démultiplication de soi est favorisé par les technologies digitales qui permettent de s’inventer des avatars variés dans le cyberespace.

À l’ère de l’authenticité

« Être vraiment soi-même » constitue une formule banale aujourd’hui. Elle dévoile un rapport singulier à l’authenticité, l’un des concepts hégémoniques de notre époque. Celui qui fait semblant est un imposteur dans un régime où la vérité colonise notre relation à nous-mêmes. L’authentique est champion dans une société où il est par-dessus tout demandé d’être soi-même.

Mais qui est ce « soi-même » ? Alors que d’aucuns entendent restreindre l’identité à des brins d’ADN et des empreintes digitales, un tel rétrécissement se révèle dans les discours identitaires qui font de l’homme un être unidimensionnel, le limitant, par exemple, à un « vrai » moi culturel. Et si être soi-même, c’était être plusieurs ? Et si être soi-même n’était pas seulement ressentir la cohérence et l’unité du moi, mais également faire l’expérience de ses facettes plurielles, de l’incessante transition entre elles et de l’acquisition de nouvelles dimensions ? Dans Genèse(1981), Michel Serres note que « le multiple est (…) l’ordinaire des situations ». Inutile de dire que les implications sociologiques, éthiques et politiques d’une telle perspective sont décisives.

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NOTES

  • (1) William James*, Précis de psychologie*, 1909, rééd. Les Empêcheurs de penser en rond, 2003.
  • (2) Michel de Montaigne, Essais, t. II, 1580, rééd. Hachette/BnF, 2014.
  • (3) Ian Hacking, L’Âme réécrite. Étude sur la personnalité multiple et les sciences de la mémoire, 1998, trad. fr., Les Empêcheurs de penser en rond, 2006.
  • (4) Amartya Sen, Identité et violence, Odile Jacob, 2007.

Un article de David Berliner publié par Sciences Humaines N° 356 – Mars 2023 à retrouver ici

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