Le « community organizing » ou l’art de mobiliser l’intelligence collective

Image par Gerd Altmann de Pixabay

Vejenti déroule le plan de quartier sur un tapis usé. La réunion à domicile commence : « Qu’est-ce qu’on a appris aujourd’hui ? ».

Huit autres femmes du quartier de Ravidas Najar nous rejoignent. Elles déposent d’abord leurs sacs faits main contenant des dépliants sur la santé prénatale, enlèvent leurs chaussures poussiéreuses et s’assoient en cercle sur des coussins colorés. Puis, l’une d’entre elles désigne du doigt un point sur la carte. « Dans cette maison, une femme attend son troisième enfant ; elle m’a semblé très mince. Je lui ai expliqué comment fonctionnent les comprimés de fer et lui ai souhaité le meilleur pour sa grossesse ». Vejenti place alors un bindi autocollant (ces ronds colorés que beaucoup de femmes hindoues portent au milieu du front) pour marquer l’emplacement de la maison sur la carte. Une des femmes du groupe y retournera prochainement afin d’échanger à nouveau avec la future mère et l’encourager à continuer de prendre les comprimés.

Le “community organizing” mobilise et met en mouvement l’intelligence collective d’une communauté pour créer un pouvoir collectif

Dans le cadre de cette campagne de santé prénatale menée par l’Urban Health Resource Centre (UHCR) à Delhiune douzaine de “community organizers” a ainsi parcouru le cœur des quartiers les plus pauvres d’Agra, au nord de l’Inde ; chacune aidant les femmes de ces communautés à entrer en relation, former des groupes et construire des actions collectives.

Certains groupes se sont concentrés sur l’amélioration de l’assainissement et de l’accès à l’eau potable, d’autres sur la violence domestique et, étant donné les taux très élevés de mortalité infantile et de malnutrition dans ces quartiers, beaucoup, comme le groupe de Vejenti, ont choisi la santé prénatale. Résultat : en l’espace de 18 mois, sous la pression de ces groupes, la ville a augmenté les budgets consacrés au nettoyage des rues ; le voile se lève sur les violences domestiques, sujet autrefois tabou ; et le taux d’accouchements à domicile d’un des quartiers a été réduit de 80%.

Un des groupes de femmes de la campagne menée par l’UHCR

Ce que je viens de décrire, c’est ce qu’on appelle le “community organizing”. Il s’agit d’une méthodologie d’organisation et d’action collective qui repose sur une idée fondamentale : pour créer un changement il faut du pouvoir collectif, or ce pouvoir trouve sa source dans la relation entre les membres du groupeNul groupe ne peut agir efficacement si ses membres ne partagent pas une relation de confiance mise au service d’une motivation commune établie en amont.

Le “community organizing” mobilise et met en mouvement l’intelligence collective d’une communauté pour créer un pouvoir collectif permettant d’apporter des améliorations concrètes dans la vie des gens. Soutenus par des “community organizers”, les habitants façonnent collectivement leur agenda politique et créent des liens avec les acteurs économiques et politiques du territoire au sein du lequel ils s’organisent.

Un “community organizer” pratique l’art de mettre l’intelligence collective d’un groupe en mouvement

Un « community organizer » n’est pas un général qui exécute une stratégie et commande une armée, mais plutôt un chef d’orchestre chargé de coordonner la symphonie jouée par chaque musicien pour créer une harmonie collective.

Le leadership interdépendant (« snowflake model») des « community organizers »

Pour ce faire, un « community organizer » :

  • Identifie des leaders et les organise en collectif de leadership
  • Structure la communauté et l’engagement autour de ce leadership
  • Crée une zone d’influence à partir des ressources de la communauté
  • Se sert de ce pouvoir de façon stratégique afin d’opérer un changement concret

Les tactiques d’organisation menées par ce groupe de femmes en Inde (cartographie des quartiers, réunions à domicile, campagne de porte-à-porte) étaient les mêmes que celles auxquelles j’avais été formé à l’autre bout du monde, aux États-Unis, et qui ont permis l’élection de notre premier président afro-américain en 2008.

Marshall Ganz, professeur à Harvard et architecte de la stratégie de campagne d’Obama, a été formé au « community organizing » dans les années 1960 lors de la lutte pour les droits civiques dans le Mississippi (1964) et la grève des travailleurs agricoles en Californie (1965).

Professeur Marshall Ganz et Dr. Lex Paulson

Un “community organizer” doit s’appuyer sur cinq pratiques fondamentales de leadership

Selon Marshall Ganz, un « community organizer » doit s’appuyer sur :

  1. Un récit commun («public narrative »)

Les récits constituent le socle grâce auquel la communauté est en mesure de : recruter de nouveaux membres, attribuer des rôles, construire une théorie du changement applicable au contexte et réaliser des actions collectives qui font sens.

Le récit commun se décompose en trois récits :

  • « L’Histoire du Soi» (« story of self”) qui illustre les valeurs qui vous animent ; ce qui vous appelle au leadership
  • « L’Histoire de Nous » (« story of us ») qui illustre les valeurs et les expériences communes ancrées dans une communauté et qui appellent cette communauté à l’action collective
  • « L’Histoire du moment » (« story of now ») qui illustre les défis urgents vis-à-vis de ces valeurs et explicite pourquoi il faut agir maintenant (pas demain, pas le surlendemain)
Le récit commun

Créer un récit commun à partir de récits partagés permet de rapprocher objectif individuel et collectif.

A Agra, par exemple, les organisateurs ont commencé par recruter une femme de haut rang au sein de chaque communauté pour servir de “volontaire de liaison communautaire”. Ces dernières étaient ensuite chargées de recruter d’autres femmes pour participer à une réunion d’organisation dans le “basti” (bidonville). Malgré la position sociale des femmes de haut rang, le scepticisme était de mise. “Pour être honnête, je pensais que la volontaire de liaison communautaire recherchait d’autres femmes uniquement parce qu’elle était payée.”, admet une femme de Nawal Ganj.

Le partage de récits individuels au travers d’expériences personnelles a permis de mettre en exergue les valeurs qui poussaient les volontaires à donner de leur temps à la campagne. “Notre volontaire de liaison communautaire nous parlait d’autres choses que la santé et partageait avec nous ses moments de bonheur et de douleur.”, raconte une femme du quartier de Gautam Nagar. “Au début, j’ai douté, mais quand elle m’a rendu visite si souvent, j’ai décidé de venir avec elle.

2. Un engagement relationnel commun

Le « community organizing » repose sur la qualité des relations et le niveau d’engagement mutuel au service du collectif. Grâce au processus de connexion (qui va au-delà du rassemblement) le collectif devient supérieur à la somme de ses parties. Les liens tissés à travers les valeurs communes permettent de transformer les intérêts individuels en intérêts communs et de déterminer les objectifs pouvant être atteints grâce aux ressources combinées du groupe.

Ainsi, Vejenti, la volontaire de liaison communautaire de Ravidas Nagar, raconte comment elle a dû se battre pour surmonter deux réunions d’organisation ratées et transformer la troisième en succès. “Ce n’était pas assez clair pour elles ce qu’elles étaient censées faire”, explique-t-elle. “Les femmes de notre communauté n’avaient jamais été invitées à entreprendre de tels projets auparavant”. Certains community organizers ont donc travaillé sur l’engagement des volontaires en clarifiant le potentiel des “Samiti” (comités de femmes) grâce à des exemples concrets tirés de leur propre expérience. “En fin de compte, ce sont ces expériences qui leur ont appris la valeur de l’organisation des Samiti”.

3. Une structure commune

Il est essentiel de mettre en place une structure de leadership qui distribue le pouvoir et les responsabilités et donne la priorité au développement du leadership pour maximiser l’efficacité et le dynamisme de l’organisation.

A Agra, certaines femmes sont ainsi devenues des facilitatrices naturelles de discussions, d’autres proposaient des idées occasionnelles, tandis que certaines étaient au départ trop timides pour prendre la parole. Sayati, membre de Ravidas Nagar, raconte qu’au début, elle avait trop peur pour parler, mais que lorsque les autres avaient découvert qu’elle savait un peu écrire, elle avait été immédiatement nommée au poste de secrétaire du groupe ! D’autres rôles, comme celui de trésorier du groupe, étaient généralement attribués à des femmes qui avaient montré une certaine expérience de l’argent, tandis que les postes de président et de vice-président étaient revenus aux membres les plus anciens et les plus fiables.

4. Une stratégie commune

Bien que basées sur différentes valeurs, les campagnes de « community organizing » efficaces se concentrent autour d’un objectif stratégique qui s’appuie sur les ressources du groupe disposant d’influence.

Dès le départ, les personnalités distinctes des “Samitis” ont commencé à se manifester. Les femmes de Satyanagar ont décidé que leur mission serait “Plus aucune mort en couches”, tandis que le groupe Nawal Ganj a choisi comme objectif premier la vaccination universelle des enfants. D’autres groupes ont choisi d’améliorer le comportement des mères, de soutenir les familles en cas d’urgence médicale, ou d’améliorer l’accès aux médicaments de base, ou de combiner tous ces objectifs.

5. Des actions communes et mesurables

Les résultats de ce processus d’organisation doivent être clairs, mesurables et spécifiques si l’on veut évaluer les progrès, responsabiliser et adapter la stratégie en fonction de l’expérience.

Une première action commune aux campagnes des femmes d’Agra consistait à recueillir des informations détaillées sur les familles de leur “basti”, dont beaucoup n’avaient jamais reçu de soins de santé formels d’aucune sorte. Les femmes ont également fait des annonces ensemble lors de festivals religieux et d’autres célébrations communautaires, qui reprenaient certains slogans sanitaires développés par le groupe. Aux femmes enceintes, les membres répétaient : “Un comprimé de fer égale une pomme”, en associant l’objet inconnu à quelque chose qu’elles savaient déjà être sain. Mon activité préférée était le “concours de bébés en bonne santé”, explique Mooni, membre de Gautam Nagar. “Nous faisions participer toutes les mères et mettions les enfants vaccinés côte à côte avec les enfants non vaccinés. Il était clair comme le jour qui étaient les plus sains !” D’autres “Samitis” ont également organisé des “concours pour des bébés en bonne santé”, récompensant les gagnants avec des ustensiles de cuisine ou des boîtes à lunch, et les participants avec des biscuits.

Le “Samiti” de Teela Sheikh Mannu (un bidonville) a même organisé une marche avec deux autres “Samitis” pour protester contre le manque d’action des prestataires de services locaux pour résoudre les problèmes de drainage, ce qui a valu à la presse locale une couverture favorable.

Grâce au professeur Ganz, des milliers de diplômés de la Harvard Kennedy School (ainsi que des personnes formées via ses ateliers et formations en ligne) pratiquent ces méthodes partout dans le monde pour améliorer les conditions de vie au sein des communautés défavorisées, gagner des élections, transformer des ministères et rendre des entreprises plus inclusives et responsables. Ayant eu la chance d’être formé par le professeur Ganz, j’ai eu l’occasion d’appliquer ces méthodes lors de diverses campagnes au Sénégal, en Tunisie ou en République Tchèque.

Une campagne de « community organizing »

Ce que j’ai d’abord appris auprès des femmes d’Agra, j’en ai été ensuite témoin et acteur au cours de chaque campagne de “community organizing” à laquelle j’ai participé : quelle que soit la culture, quelle que soit le type de collectivité, les individus aspirent à partager un but commun et sont stimulés par l’opportunité de transformer la façon dont s’exerce le pouvoir et les personnes qu’il sert. Que ce soit au sein d’une campagne présidentielle nationale, d’une start-up française, ou d’un groupe de 15 femmes dans ce quartier en Inde, le changement est à la portée de ceux qui apprennent à s’organiser.

Vejenti n’était pas la « community organizer » du groupe de femmes en Inde. C’est Charu, une jeune femme de l’UHCR, qui a guidé le groupe et aidé à préparer les premières réunions. Mais une fois les conditions réunies pour que les femmes assument leur leadership, Charu s’est mise en retrait et les a laissées prendre la direction des opérations. Bien que Charu ait émis quelques suggestions à mesure que les femmes développaient leur stratégie, ces dernières constituaient très clairement le moteur de cette campagne.

Image par Hans Braxmeier de Pixabay

Si l’intelligence collective se construit et se met en mouvement en combinant des algorithmes sophistiqués, des plateformes digitales, et des règles fondamentales de diversité, d’indépendance et d’agrégation ; ne perdons pas de vue qu’au cœur de l’intelligence collective se trouvent avant tout des êtres humains, en cercle, qui s’unissent et forment des liens pour agir ensemble.

Un article de Lex PAULSON, Director at UM6P School of Collective Intelligence and Partner at SCIAM.

Cet article est à retrouver sur le site excellent de MEDIUM ici

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