Qui parle quand je parle ? Sommes-nous la source de nos propres pensées et paroles ? Qui est « je » ?
Lorsque nous pensons ou parlons, nous avons naturellement l’impression d’être la source de nos propres mots. Quand je parle, c’est bien moi qui parle : comment pourrait-il en être autrement ?
Pourtant, dans les faits, nos pensées et nos paroles sont déterminées par une foule de facteurs inconnus ou inconscients qui limitent notre libre-arbitre.
Parmi ces facteurs, il y a :
- les facteurs internes (nos caractéristiques propres), parmi lesquels :
- les besoins physiologiques : si j’ai faim, c’est cette idée qui va apparaître à mon cerveau,
- les prédispositions génétiques : si je suis naturellement prédisposé à l’anxiété, mes paroles seront souvent inquiètes et angoissées,
- l’instinct et les pulsions (le « ça » de Freud) : si mon instinct me pousse à posséder, j’éprouverai naturellement des pensées de domination,
- les règles morales intériorisées (le « surmoi » de Freud) : par exemple, si j’ai appris qu’il ne fallait pas souhaiter le mal pour les autres, cette pensée surgira spontanément en fonction des circonstances,
- ou encore les penchants psychologiques (le « moi » de Freud),
- et d’autre part les influences externes, parmi lesquelles :
- les conditions de vie,
- le vécu et l’histoire personnelle,
- le bain culturel,
- les habitudes de groupe,
- les interdits sociétaux,
- les relations avec les autres et l’influence de l’entourage,
- etc.
Ainsi, lorsque j’exprime un ressenti ou une opinion, ça n’est pas moi qui parle, mais plutôt mon instinct, mes envies, mes pulsions, mon éducation, ma culture ou encore mes habitudes acquises.
De fait, les forces à l’oeuvre, c’est-à-dire les déterminismes que nous venons d’évoquer, sont extrêmement puissantes. Il est quasiment impossible de les dompter. Je suis donc en réalité un être programmé, conditionné, et mes paroles sont le résultat d’une conjonction de facteurs que je ne maîtrise pas. Cela me rend vulnérable aux illusions et aux préjugés, qui se dissimulent souvent sous le couvert de la raison.
Est-ce à dire qu’il n’existe aucun moyen de passer outre ces conditionnements, et de penser par soi-même ? Pas forcément.
Tentons de voir qui parle quand je parle, et comment se concentrer sur ses pensées véritables.
Qui parle quand je parle ?
On l’a compris, cette question consiste à se demander si nous sommes mus par des forces venant de nous-mêmes ou bien extérieures à nous-mêmes, donc incontrôlables.
La question qui parle quand je parle ? est indissociable de la question qui suis-je ? : l’effort de connaissance de soi est la clé qui permettra d’y répondre.
L’individu illusionné croit qu’il parle en toute liberté : il prend ses propres mots pour argent comptant, il adhère à son propre discours, il sait siennes ses propres paroles, il se confond avec ses propres pensées et s’y attache. C’est en particulier le risque pointé par Platon dans l’allégorie de la caverne.
Pourtant, nos pensées spontanées (causées par notre mental) et nos paroles sont issues d’un enchaînement causal qu’il est impossible de maîtriser : on peut donc affirmer qu’elles ne nous appartiennent pas.
Mais alors, comment faire en sorte que ce soit mon être véritable qui parle quand je parle ?
Deux « moi » différents ?
Tentons d’abord de distinguer ces deux formes du « moi » :
- le « moi » dans sa dimension déterminée, conditionnée, c’est-à-dire l’être programmé, la machine vivante qui, telle l’abeille ouvrière, accomplit ce qu’elle doit accomplir compte-tenu de sa nature propre et des influences externes,
- et à l’inverse, le « moi » non-conditionné, libre de penser par lui-même et indifférent à toute influence.
Intéressons-nous à ce deuxième « moi ». Que peut-il être ? Est-il possible de l’atteindre ?
Ce « moi » non-conditionné peut être défini comme l’être capable de se libérer de sa propre personnalité et de sa propre individualité. Il n’est plus le point de rencontre d’une infinité de facteurs déterminants, il est au-delà de ces facteurs, il est l’ensemble de ces facteurs eux-mêmes, dans une sorte de fusion avec la totalité du cosmos. Ce « moi » non-conditionné, c’est l’être universel, illimité et éternel.
Il semble que ce « moi » soit inaccessible ; en effet, un être capable de penser par lui-même serait par définition omniscient : il aurait la conscience pleine et entière de l’origine, de la nature et du fonctionnement de toute chose, et bien sûr de lui-même. Or, Dieu est le seul être à posséder ce pouvoir (pour peu qu’il existe).
Sommes-nous pour autant condamnés à vivre comme des êtres enchaînés, prisonniers de nos pensées subies ?
L’individu enchaîné est en réalité celui qui croit penser par lui-même. A l’inverse, le philosophe verra un chemin de libération se dessiner : c’est paradoxalement en prenant conscience qu’il est déterminé qu’il pourra desserrer ses liens.
L’individu éveillé, désillusionné, est conscient que lorsqu’il parle, ce n’est pas lui qui parle. Il sait qu’il est réellement lui-même quand il se regarde parler, c’est-à-dire quand il prend du recul sur sa personne pour mieux se connaître et mieux se comprendre.
Cet individu ne porte pas de jugement sur ses pensées ou ses paroles, car ce jugement serait par définition conditionné. Ainsi, l’être éveillé accepte tout : ses propres pensées et paroles, positives ou négatives, comme celles des autres. Cependant il ne s’y attache pas. Cette attitude bienveillante (envers soi-même) et tolérante (envers les autres) est la définition même de la sagesse.
On voit ainsi se dessiner deux niveaux de conscience :
- le premier niveau est celui de la conscience individuelle « basique » : nos perceptions sont transformées en pensées spontanées par notre cerveau,
- le second niveau est celui d’une conscience plus élevée, universelle : nous nous tenons en hauteur, en recul par rapport à nos propres pensées, nous nous regardons parler et agir sans nous assimiler totalement à cet être agissant. Cette posture rappelle entre autres les exercices de méditation.
Empruntant le chemin de la connaissance de soi, refusant de prendre ses pensées pour argent comptant, l’individu éveillé se place dans une logique d’ouverture et de progrès. Le chemin de la connaissance s’ouvre à lui.
Remarque : en spiritualité et dans différentes traditions, on distingue le « moi » et le « soi » :
- le « moi » est notre ego, l’individu que nous croyons être,
- le « soi » est au contraire ce qu’il y a de plus universel en nous : c’est notre âme pure, profondément et entièrement consciente, la part de nous qui peut rencontrer Dieu.
Qui parle quand je parle ? La parole perdue.
Le thème de la parole perdue se retrouve dans différentes traditions spirituelles, religieuses ou ésotériques.
La parole perdue représenterait quelque chose qui est en nous, mais qui a été oublié, perdu. Universelle et authentique, elle s’opposerait à la parole quotidienne, conditionnée et incontrôlable.
La parole perdue correspond peut-être au silence de la méditation, ou encore à ce lâcher-prise qui conduit l’individu à ne plus s’attacher à ses propres pensées.
Là encore, il ne s’agit pas de rejeter ce dont nous sommes faits, de nier l’existence de notre ego ou de rejeter notre personnalité. Il s’agit plutôt ne pas se laisser duper par ces choses-là.
Voilà le chemin de la paix et de la sérénité, loin du « mental » et de son tumulte de pensées.
Un article à retrouver sur le site JePense.org