La philosophie en entreprise a-t-elle un sens ?

Être philosophe ou consultant, il faut choisir… Pixabay

En 1851, Arthur Schopenhauer publie un pamphlet intitulé Contre la philosophie universitaire dans lequel il se dresse contre l’enseignement de la philosophie tel qu’il se pratique à l’université : théorique et abstrait.

Ce n’est pas la première fois que le philosophe allemand critique ce qu’est devenue la philosophie, elle n’est plus dit-il « comme chez les Grecs exercée comme un art privé, elle a une existence officielle qui concerne donc le public, elle est principalement ou exclusivement au service de l’État ».

Arthur Schopenhauer, philosophe allemand (1788-1860). Wikimedia

Nous pouvons nous demander si l’État, dans notre espace contemporain, ne serait pas remplacé par les entreprises et s’il ne faudrait pas être « Contre la philosophie d’entreprise ». En effet, la présence de la « philosophie » dans les organisations ne cesse de s’accroître depuis une dizaine années. Et il n’est pas rare de voir des philosophes conclurent des séminaires, de voir fleurir des « agences de philosophie » ou de constater des propositions de « consultations philosophiques en entreprise ».

La philosophie, avant tout un mode de vie

Si Schopenhauer critique avec virulence la philosophie universitaire c’est parce qu’elle ne représente plus un mode de vie tel que les philosophes antiques l’avaient dessinée, qu’ils soient stoïciens, épicuriens ou encore cyniques.

À cette période en effet les vrais philosophes étaient ceux qui mettaient en cohérence leur parole de sagesse en acte. De nombreuses critiques s’élevaient alors contre ceux qui ne s’occupaient pas de la formation éthique de leurs disciples et ne s’engageaient pas réellement dans un mode de vie philosophique.

Platon, philosophe de la Grèce antique (428/426 av. J.-C. – 347 av. J.-C.). Wikimedia

Platon expliquait par exemple que s’il avait cherché à jouer un rôle politique à Syracuse, c’était pour ne pas passer à ses propres yeux pour un beau parleur incapable d’agir. Polémon quant à lui se moquait des professeurs qui cherchaient à se faire admirer pour leur habileté dans la dialectique et rhétorique et qui se contredisaient dans la conduite de leur vie.

L’enjeu était clair : il ne s’agissait pas de penser « correctement », éthiquement, avec bienveillance, mais véritablement de faire le bien. Et si la philosophie antique est une combinaison entre théorie et pratique c’est bel et bien cette dernière qui est la plus importante.

L’histoire de la philosophie est faite de réappropriations, que ce soit par les religions, par la fonctionnarisation de son enseignement au Moyen Âge ou encore son intégration universitaire qui a fait d’elle une discipline qui s’est dégagée du quotidien, moins destinée à se pencher sur le « comment vivre » qu’à commenter des textes de maîtres.

Cela ne signifie pas que la philosophie comme mode de vie s’est totalement arrêtée et nous avons une série de philosophes contemporains, depuis Emerson et Thoreau à Stanley Cavell et Richard Shusterman en passant par Michel Foucault ou Jean‑Paul Sartre qui montrent que la philosophie peut être encore une manière de vivre.

Il est cependant tout à fait clair que la manière de vivre se tourne vers la sagesse, le combat des passions et des désirs, la lutte contre la gloire, le pouvoir et l’argent. Il s’agit de viser une esthétique de l’existence qui reste décentrée vis-à-vis des structures normatives régies par l’environnement social et économique. Autrement dit, le mode de vie philosophique cherche à développer de nouvelles attitudes face au monde pour tenter de vivre mieux, a minima du moins mal possible.

Alors que l’existence apporte son lot d’obstacles, de difficultés, de tristesses, de soubresauts qu’il s’agit de gérer, que ce soit dans son quotidien professionnel ou privé, la philosophie, au moins depuis 2 500 ans, cherche à apporter des solutions. C’est plus exactement à travers la connaissance et la pratique d’exercices spirituels que les philosophes antiques ont cherché à aider leurs contemporains. Ces exercices (méditation, dialogue, discussion, lecture, écriture, etc.) aident celui qui les intègre et les met en œuvre.

Après de longues pratiques pour changer de posture vis-à-vis de l’existence, le praticien considère désormais le caractère vain de la possession, l’absence d’intérêt pour l’éphémère, il se détache des préoccupations matérielles comme émotionnelles qui ne dépendent pas de lui.

Faire usage de la philosophie

Il est difficile d’imaginer la « philosophie » d’entreprise venir sur ce terrain de la recherche de la sagesse et de la pratique d’exercices spirituels quand son enjeu principal est l’accroissement de la performance, l’obtention de meilleures parts de marché, le développement d’un rendement préférable ou l’accroissement de la productivité des équipes. Dès lors quel est le but de la philosophie en entreprise ? Est-ce pour améliorer ses objectifs ou pour distiller un semblant de réflexion, de prise de hauteur à l’occasion d’une clôture de séminaire ?

Il n’y a pas de doute que les techniques de la philosophie peuvent présenter un intérêt pour l’entreprise. Certains consultants en « philosophie » n’hésitent pas à mentionner l’utilisation de la maïeutique pour mieux comprendre les clients et les employés et à proposer des méthodes de discernement pour un meilleur dialogue social. Ils soulignent également, une abondance de citations des Anciens sous toutes les formes pour promouvoir le développement personnel, ou encore apporter des méthodes permettant de savoir énoncer le clair et le distinct à l’occasion de réunions…

Toutefois, nous sommes très loin de l’enjeu de la philosophie, d’autant que ces « conseils » s’effectuent sous couvert d’une transaction commerciale et dans un but exclusif d’amélioration de la performance de l’organisation.

Comment pourrait-on croire l’inverse ? Avons-nous déjà vu une intervention en entreprise – payée par celle-ci – qui inciterait à remettre en cause l’ordre établi et aurait pour conséquence démissions et rébellion ? Comment pouvons-nous penser que lorsque Google développe son programme de mindfulness au sein de son organisation, il ne s’agit pas d’améliorer la productivité de l’entreprise compte tenu du stress généré par le travail quotidien ?

Le géant du numérique Google a créé dès 2007 un programme de méditation afin rendre ses employés moins stressés et donc plus efficaces au travail. PxHere

La philosophie n’est pas « corporate », c’est avant tout une attitude intrinsèque à l’individu qui ne se préoccupe pas de la sphère professionnelle ou privée, qui ne s’intéresse pas au rendement ou encore à la performance des équipes. Attaché au désintéressement, le philosophe ne cherche ni le consensus à tout prix, ni l’apaisement sans avoir réglé le problème de fond, ni l’intérêt particulier, car son enjeu est le bien commun.

L’entreprise au service de la philosophie

La philosophie ne peut pas être au service de l’entreprise, c’est l’inverse qui se doit d’être juste. L’entreprise doit être au service de la philosophie, c’est-à-dire au service du mieux-être, du bien commun, du mieux vivre possible. À ce titre, la finalité de la philosophie pratique prend tout son sens car il s’agit d’utiliser l’entreprise comme moyen d’accès à la philosophie. À titre d’exemple, le développement de travaux sur une philosophie critique de l’innovation et de l’innovateur est tout à fait dans cette disposition.

L’enjeu de ces travaux de recherches et d’enseignement est de viser un développement de propositions qui ne nuisent ni à l’humain, ni à l’environnement, ni à la société dans son ensemble. Et peu importe si cela est plus contraignant pour l’entreprise qu’innover sans responsabilité. En publiant et en transmettant un savoir philosophique solide sur ce thème en vue de porter de nouvelles solutions, nous pouvons alors considérer qu’il y a de la philosophie.

C’est au prix de plusieurs dizaines d’heures de recherches et de cours que l’on arrive un tant soit peu à faire émerger une pensée, sur un thème précis. Le travail d’un philosophe, c’est de se confronter au réel, c’est aussi de penser le réel, ce qui demande un long et fastidieux engagement. Laisser croire que la philosophie est une affaire de citations (souvent décontextualisées), de bonnes formules associées à un questionnement plus ou moins frappé au coin du bon sens ne sert pas la philosophie, et il n’est pas même assuré que l’on aide ceux que l’on souhaite conseiller.

Être philosophe ou consultant, il faut choisir

Que les entreprises aient besoin de croître, de générer des bénéfices, d’améliorer leur processus et leur productivité, c’est une évidence. Les entreprises créent un tissu économique et social fondamental. Ont-elles besoin de consultant en stratégie, de conseils pour gérer mieux leurs problématiques ? Sans aucun doute, et le recul que les consultants possèdent, leurs compétences leur est certainement d’une grande utilité.

Est-ce pour autant à la philosophie de se fourvoyer dans ses arcanes ? D’utiliser ses propres techniques et qualités, pour un but mercantile aux intérêts privés ? Si la philosophie doit demeurer un mode de vie, ce n’est pas à l’occasion d’un workshop ou d’une conférence de fin de séminaire que cela se fera.

Nous avons à respecter l’entreprise, son rôle et ses apports indispensables, mais ce respect n’est pas moins valable pour la philosophie. Et loin de les écarter, elles peuvent tout à fait cohabiter et même s’entraider, dès lors que la fin a pour objectif le bien de la société ainsi que cela se développe avec l’innovation responsable par exemple ou encore certains travaux concernant le management (par exemple : Essai sur les données philosophique du management, de Ghislain Deslandes). https://www.youtube.com/embed/vPAeLG_dIRg?wmode=transparent&start=0 « Les données philosophiques du management », interview Ghislain Deslandes (Xerfi canal, 2016).

La « philosophie » d’entreprise telle qu’elle semble être aujourd’hui n’a aucun sens philosophique. La philosophie ne sera jamais achetable ni commercialisable. C’est un usage superficiel de la philosophie qui en est fait pour un enjeu de profit, de communication, voire de sophisme.

Pourtant nous aurions tous à gagner à s’atteler au développement d’une pensée philosophique afin de penser l’entreprise d’une nouvelle manière, non pas pour aider celle-ci, mais comme nous l’avons dit pour que celle-ci soit une aide à la finalité de la philosophie.

Ainsi, il faut s’interroger : comment des organisations peuvent-elles aider au bien commun ? Comment des entreprises peuvent-elles aider à lutter contre les passions et les désirs toujours vains et éphémères ? Comment des sociétés pourraient-elles développer des solutions pour aider à mieux vivre ? Voilà quelques questions philosophiques fondamentales qui doivent être abordées auprès des entreprises. Sont-elles prêtes à cela ? Qui serait prêt à porter ces propos de manière désintéressée ?


Cette contribution s’appuie sur l’intervention de l’auteur à l’occasion du 8ᵉ congrès de la Société philosophique en Sciences de gestion.

Xavier Pavie, Philosophe, Professeur à l’ESSEC, Directeur académique programme Grande Ecole à Singapour et Directeur du centre iMagination, ESSEC

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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