Chapitre de conclusion de l’ouvrage collectif publié sous la direction de C. G. Jung : L’Homme et ses Symboles (Robert Laffont 1964)
Dans les chapitres qui précèdent, C. G. Jung et quelques-uns de ses disciples ont tenté de mettre en évidence le rôle que joue la faculté de créer des symboles dans la psyché inconsciente, et d’indiquer quelques champs d’application de cet aspect nouvellement découvert de la vie. Nous sommes encore loin de comprendre l’inconscient ou les archétypes -— ces noyaux dynamiques de la psyché — dans toutes leurs implications. Tout ce que nous pouvons constater est l’influence considérable des archétypes sur l’individu : ils déterminent ses émotions, ses perspectives morales et mentales, influencent ses relations avec autrui et agissent ainsi sur toute sa destinée. Nous voyons aussi que les symboles archétypiques se combinent dans l’individu suivant une structure synthétisante et qu’en les interprétants correctement, nous leur donnons un effet thérapeutique. Nous voyons encore que les archétypes peuvent avoir dans notre esprit une action créatrice ou destructrice. Ils sont créateurs quand ils nous inspirent de nouvelles idées, destructeurs quand les mêmes idées se figent en préjugés conscients, qui s’opposent à d’autres découvertes.
Jung a montré dans le chapitre qu’il a rédigé le degré de subtilité et de différenciation auquel il faut parvenir dans l’interprétation, si l’on veut éviter d’affaiblir les valeurs individuelles ou culturelles spécifiques des idées et des symboles archétypiques par un nivellement, c’est-à-dire en leur attribuant un sens stéréotypé, abstrait. Jung lui-même a consacré sa vie entière à ces recherches et à ce travail d’interprétation ; ce livre n’esquisse naturellement qu’une part infime de la contribution qu’il a apportée dans ce domaine nouveau de la psychologie et de ses découvertes. Il a été un précurseur, très conscient qu’un nombre considérable de questions sont restées sans réponse, et exigent de nouvelles recherches. Aussi ses concepts et ses hypothèses ont-ils été conçus sur une base aussi large que possible (sans leur donner un sens trop vague parce que trop extensif). C’est pourquoi également ses idées forment un système « ouvert », qui ne ferme pas la porte à la possibilité de nouvelles découvertes.
Aux yeux de Jung, ses concepts étaient de simples instruments de travail, des hypothèses euristiques destinées à faciliter l’exploration du vaste domaine ouvert à nos recherches par la découverte de l’inconscient — découverte qui n’a pas seulement élargi notre vue du monde, mais en a doublé l’étendue car il nous faut alors toujours nous demander si un phénomène psychique est conscient ou inconscient, et, également, si un phénomène extérieur « réel », est perçu par des moyens conscients ou inconscients.
Les puissantes forces de l’inconscient se manifestent non seulement dans l’expérience clinique, mais aussi dans la mythologie, la religion, l’art, et toutes les activités culturelles grâce auxquelles l’homme s’exprime. Il est évident que si tous les hommes ont hérité des types de comportements affectifs et intellectuels qui leur sont communs (que Jung a appelés les archétypes), il est naturel que leurs produits (fantasmes symboliques, pensées ou actes) apparaissent dans presque tous les domaines d’activité humaine.
Les importantes recherches entreprises par des contemporains dans beaucoup de ces domaines ont souvent été profondément influencées par l’œuvre de Jung. Par exemple, on constate cette influence dans des études littéraires ; telles Literature and Western Man de Priestley, Faust’s Weg Zu Helena de Gottfried Diener, et Shakespeare’s Hamlet, de James Kirsch. De même, la psychologie jungienne a contribué à l’étude de l’art, dans les œuvres de Herbert Read ou d’Aniela Jaffé, dans les recherches d’Erich Neumann sur Henry Moore, ou les essais de Michael Tippett sur la musique. Les travaux d’Arnold Toynbee sur l’histoire, et de Paul Radin sur l’anthropologie ont aussi tiré profit des enseignements de Jung, de même que, dans le domaine de la sinologie, les œuvres de Richard Wilhelm, Erwin Rousselle, et Manfred Porkert.
Bien entendu, cela ne veut pas dire que les caractères particuliers de l’art et de la littérature (et leur interprétation) puissent être expliqués uniquement à partir de leur fondement archétypique. Chaque domaine d’activité a ses propres lois, et dans la mesure où une activité est créatrice, on ne peut pas en donner une explication rationnelle exhaustive. Mais, dans chaque domaine d’expression, on voit apparaître les archétypes comme un arrière-plan dynamique. Et on peut souvent y déchiffrer (comme dans les rêves) un message indiquant apparemment une tendance de l’inconscient à évoluer dans un certain sens.
La fécondité des idées de Jung est plus facile à saisir dans le domaine des activités culturelles il est évident que si les archétypes déterminent notre comportement mental, ils se manifestent nécessairement dans tous ces domaines. Mais, imprévisiblement, les concepts de Jung ont aussi ouvert des perspectives nouvelles dans le domaine des sciences naturelles — par exemple, en biologie.
Le physicien Wolfgang Pauli a fait remarquer que, en raison de nouvelles découvertes, l’idée que nous nous faisons de l’évolution doit être révisée en tenant compte de relations possibles entre la psyché inconsciente et les processus biologiques. Jusqu’à une époque récente, on supposait que les mutations se produisaient au hasard et qu’une sélection avait lieu ensuite, amenant la survie des espèces douées de « sens », adaptées au milieu, et la disparition des autres. Mais les partisans modernes de l’évolution ont fait remarquer qu’une sélection de mutations ainsi dues au hasard aurait exigé beaucoup plus de temps qu’il n’est compatible avec l’âge de notre planète.
Le concept de synchronicité de Jung peut être utile ici, car il jette une lumière sur certains « phénomènes limites » ou événements exceptionnels. Il expliquerait que des adaptations et des mutations « significatives » puissent se produire en moins de temps que des mutations entièrement dues au hasard. Aujourd’hui, nous connaissons beaucoup d’exemples où des événements « accidentels » mais significatifs se sont produits grâce à l’activation d’un archétype. Par exemple, l’histoire de la science comporte de nombreux cas d’inventions ou de découvertes simultanées. Un des plus célèbres concerne Darwin et sa théorie sur l’origine des espèces. Il l’avait exposée dans un assez long ouvrage et avait entrepris en 1844 de la développer dans un volumineux traité.
Alors qu’il y travaillait, il reçut un manuscrit d’un jeune biologiste qu’il ne connaissait pas, A. R. Wallace, qui, tout en étant plus succinct, était l’exposé d’une théorie analogue à celle de Darwin. Or, Wallace se trouvait à ce moment-là aux Moluques en Malaisie. Il connaissait Darwin en tant que naturaliste, mais n’avait pas la moindre idée du genre de recherches théoriques dont il s’occupait à ce moment.
Dans les deux cas, un savant doué de génie créateur était arrivé, indépendamment de l’autre, à la formulation d’une hypothèse qui allait changer tout l’avenir de la science. Et chacun avait d’abord conçu son hypothèse dans un éclair d’intuition (étayé ensuite par des preuves matérielles). Les archétypes semblent donc être les agents d’une création continue. (Ce que Jung appelle des événements synchronistiques sont en fait des sortes d’actes créateurs dans le temps.)
Des « coïncidences significatives » analogues pourront se rencontrer chaque fois qu’il est indispensable pour un individu d’apprendre, disons, la mort d’un parent, ou de découvrir quelque bien perdu. Dans de très nombreux cas, de tels renseignements sont révélés par le moyen de perceptions extra-sensorielles. Cela semble suggérer que des phénomènes anormaux, ordinairement attribués au hasard, peuvent parfois se produire quand une nécessité vitale, ou un besoin essentiel, se fait sentir. Et ceci pourrait à son tour expliquer comment une espèce animale, sous la pression de la nécessité, serait susceptible de produire des mutations « significatives » (mais acausales) dans sa structure organique.
Toutefois, le champ de recherche le plus prometteur semble (et Jung s’en était rendu compte) avoir été ouvert dans le domaine complexe de la microphysique. A première vue, il semble ne pas y avoir de relation possible entre la psychologie et la microphysique. La corrélation de ces deux sciences mérite une petite explication.
L’aspect le plus évident de ce lien réside dans le fait que la plupart des concepts de base de la physique (tels que l’espace, le temps, la matière, l’énergie, le champ, la particule…) ont été à l’origine des intuitions, des idées à caractère semi-mythologique, archétypique, conçues par les philosophes grecs, idées qui ont progressivement évolué, sont devenues plus précises et s’expriment aujourd’hui par des définitions mathématiques. La notion de particule, par exemple, a été formulée au IVe siècle avant J.-C. par le philosophe grec Leucippe et son élève Démocrite, qui l’ont baptisée « atome », c’est-à-dire unité indivisible. Bien que l’on ait, depuis, réussi à désintégrer l’atome, nous concevons encore la matière comme formée d’ondes et de corpuscules (ou « quanta » discontinus).
La notion d’énergie, et ses relations avec la force et le mouvement, a aussi été conçue par les premiers penseurs grecs, et développée par les stoïciens. Ils supposaient l’existence d’une sorte de tension, créatrice de vie (tonos), qui serait le fondement dynamique de toutes choses. C’est manifestement un germe semi-mythologique de la notion moderne d’énergie.
Même des savants et des penseurs d’une époque relativement récente se sont appuyés sur des images archétypiques semi-mythologiques pour créer de nouveaux concepts. Au XVIIe siècle, par exemple, Descartes voyait la preuve de la validité absolue de la loi de causalité dans le fait que Dieu est immuable dans ses décisions et dans ses actes. Et le grand astronome Kepler affirmait que l’espace ne pouvait avoir plus ou moins de trois dimensions en raison de la Trinité.
Ce sont deux exemples parmi d’autres qui montrent que nos concepts modernes eux-mêmes, qui servent de fondement à notre science, sont restés longtemps liés à des idées archétypiques provenant initialement de l’inconscient. Ces idées n’expriment pas nécessairement des faits « objectifs » (ou du moins nous ne pouvons pas le prouver) mais viennent de tendances psychiques innées de l’homme, tendances qui l’incitent à trouver « satisfaisante » l’explication rationnelle des relations entre les divers phénomènes intérieurs ou extérieurs dont il a à s’occuper. Selon le physicien Werner Heisenberg, en examinant la nature et l’univers, l’homme, au lieu de chercher et de découvrir des qualités objectives, se rencontre lui-même.
En raison des implications de ce point de vue, Wolfgang Pauli et d’autres savants ont commencé à étudier le rôle du symbolisme des archétypes dans le domaine des concepts scientifiques. Pauli était convaincu qu’il faudrait mener parallèlement les recherches sur le monde extérieur, et les recherches sur l’origine intérieure de nos concepts scientifiques. (Ces recherches pourraient apporter une lumière nouvelle à un concept d’une grande portée que j’évoquerai tout à l’heure, celui de « l’unité » des domaines physique et psychologique, des aspects quantitatifs et qualitatifs de la réalité.)
En dehors de ce lien assez évident entre la psychologie de l’inconscient et la physique, nous en trouvons d’autres, plus intéressants encore. Jung (en étroite collaboration avec Pauli) découvrit que la psychologie analytique a été obligée, par ses recherches dans son propre domaine, à créer des concepts qui ont une analogie frappante avec ceux qu’ont créés les physiciens en abordant les phénomènes de la microphysique. L’un des plus importants, chez les physiciens, est la notion de complémentarité de Niels Bohr.
La physique moderne a découvert qu’on ne peut décrire la lumière qu’au moyen de deux concepts complémentaires mais logiquement contradictoires : l’onde et le photon. En simplifiant les choses, on peut dire que dans certaines conditions d’expérience, la lumière se manifeste comme si elle était composée de particules, et dans d’autres comme si elle était une onde. On découvrit aussi qu’on peut observer soit la position, soit le « momentum » d’un corpuscule, mais pas les deux à la fois, L’observateur doit choisir le cadre de son expérience, mais ce faisant il exclut (ou plutôt il doit sacrifier) un autre cadre donnant d’autres résultats. En outre, il faut inclure l’appareil de mesure dans le compte rendu des phénomènes, car il a une influence très nette, inévitable, sur les conditions de l’expérience.
Pauli déclare que « la science de la microphysique, en raison de la complémentarité fondamentale des situations, doit faire face à l’impossibilité d’éliminer l’effet de l’intervention de l’observateur par des correctifs déterminables, et doit donc renoncer en principe à une compréhension objective des phénomènes physiques. Là où la physique classique voyait encore le déterminisme des lois causales de la nature, nous ne connaissons plus que des lois statistiques avec des lois de probabilité. »
En d’autres termes, l’observateur, en microphysique, interfère avec l’expérience d’une façon qui ne peut être mesurée exactement et dont les effets ne peuvent donc être éliminés. On ne peut plus formuler de loi naturelle affirmant : « Telle chose se produira chaque fois en telle circonstance. » Le microphysicien doit se contenter de dire selon les probabilités statistiques, telle chose se produira vraisemblablement.
Cette incertitude constitue un problème considérable pour la pensée physique classique. Elle exige que l’on tienne compte, dans l’expérience scientifique, de la subjectivité de l’observateur participant. On peut donc dire que les savants ne peuvent plus prétendre décrire d’une façon totalement « objective » les aspects ou les qualités des extérieurs.
La plupart des physiciens modernes ont accepté que le rôle joué par les idées conscientes de l’observateur dans les expériences de microphysique ne puisse être éliminé. Mais ils n’ont pas envisagé la possibilité que l’état psychologique total de l’individu (c’est-à-dire non seulement ce qui est conscient mais aussi l’inconscient) soit impliqué dans l’expérience. Comme le fait remarquer Pauli, il n’existe pourtant pas de raison à priori pour rejeter cette possibilité, mais il nous faut la considérer comme un problème non résolu.
L’idée de complémentarité de Bohr est particulièrement intéressante pour des psychologues jungiens, car Jung considérait la relation entre le conscient et l’inconscient comme une forme de complémentarité entre un couple de contraires. Chaque contenu qui émerge de l’inconscient est modifié dans sa nature fondamentale lorsqu’il est partiellement intégré à l’esprit conscient de l’observateur. Même un contenu onirique (si on le remarque) est, de ce point de vue, semi-conscient. Et chaque accroissement de conscience provoqué chez l’observateur par l’interprétation des rêves, a une répercussion et une influence inestimable sur son inconscient. Ainsi l’inconscient ne peut-il être décrit qu’approximativement (comme les corpuscules en microphysique), par des concepts paradoxaux. Nous ne saurons jamais ce qu’il est « en soi », comme nous ne saurons jamais ce qu’est la matière « en soi ».
Poussons plus loin la comparaison entre la psychologie et la microphysique : ce que Jung appelle les archétypes (schèmes de comportements affectifs et intellectuels de l’homme) pourrait aussi bien être décrit, pour reprendre l’expression de Pauli, comme un ensemble de « probabilités dominantes » dans le psychisme. Comme on l’a fait remarquer dans ce livre, il n’y a pas de loi qui détermine la forme exacte qu’un archétype revêt quand il émerge de l’inconscient. Il n’y a donc que des « tendances » qui, encore une fois, peuvent nous permettre de dire que tel phénomène se produira vraisemblablement dans telle situation psychologique.
Comme l’a déjà fait remarquer le psychologue Williams James, la notion d’inconscient pourrait être comparée à la notion de « champ » en physique. Nous pourrions dire que, de même que dans un champ électro-magnétique les corpuscules se distribuent selon un certain ordre, les contenus psychiques apparaissent aussi d’une façon ordonnée dans cette zone du psychisme que nous appelons l’inconscient. Lorsque notre esprit conscient décide que quelque chose est rationnel ou significatif et l’accepte comme une « explication » satisfaisante des choses, cela est probablement dû au fait que notre explication consciente est en harmonie temporaire avec une constellation préconsciente de contenus de notre inconscient.
En d’autres termes, nos représentations conscientes sont quelquefois ordonnées (ou assemblées selon une certaine structure) avant que nous en prenions conscience. Au XXlllème siècle, le mathématicien Karl Friedrich Gauss nous donne un exemple de cette mise en ordre inconsciente d’idées. Il déclara avoir trouvé une certaine règle de la théorie des nombres, « non pas par de laborieuses recherches, mais par la grâce de Dieu, pour ainsi dire. L’énigme se résolut d’elle-même, comme en un éclair, sans que je puisse dire ou montrer le lien existant entre ce que je savais déjà, les éléments de ma dernière expérience, et ce qui produisit le succès final. » Poincaré s’exprime d’une façon plus précise encore à propos du même phénomène. Il décrit comment, durant une nuit d’insomnie, il vit se heurter en lui les représentations mathématiques, jusqu’à ce que quelques-unes d’entre elles parvinssent à une combinaison plus stable. Eh bien il semble que, dans ce cas, on assiste soi-même à son propre travail inconscient, qui est devenu partiellement perceptible à la conscience surexcitée et qui n’a pas pour cela changé de nature. On se rend alors vaguement compte de ce qui distingue les deux mécanismes, ou, si l’on veut, les méthodes de travail des deux « Moi ».
Un dernier exemple d’évolution parallèle entre la microphysique et la psychologie nous est donné par le concept jungien de sens. Là où l’on cherchait autrefois une explication causale (rationnelle) des phénomènes, Jung a introduit l’idée d’une recherche du « sens » (peut-être pourrait-on dire : des lois finales) des phénomènes. Autrement dit, plutôt que de demander pourquoi telle chose est arrivée (quelle est sa cause), Jung demanda : « A quelle fin est-elle arrivée ? » La même tendance se manifeste dans la physique moderne. Beaucoup de physiciens contemporains cherchent des relations « significatives » dans la nature, plutôt que des lois causales (déterminisme).
Pauli attendait que l’idée de l’inconscient se développât au-delà du cadre étroit de son utilisation thérapeutique, et influât sur toutes les sciences de la nature qui s’occupent des phénomènes de la vie en général. Depuis lors, cette idée a été reprise par des physiciens spécialistes de cybernétique, c’est-à-dire de l’étude comparative du système de « contrôle » constitué par le cerveau et le système nerveux, et des systèmes d’information et de contrôle artificiels tels que les machines électroniques. En bref, comme l’exprime le savant français Oliver Costa de Beauregard, la science et la psychologie devraient à l’avenir s’engager dans un dialogue actif. Les analogies inattendues entre les notions de la psychologie et de la physique suggèrent, comme l’a déjà fait remarquer Jung, une possible unité dernière des domaines de réalité auxquels s’appliquent les recherches de l’une et l’autre science, c’est-à-dire une unité psycho-physique de tous les phénomènes de la vie. Jung était même convaincu que ce qu’il appelle l’inconscient n’est pas sans relation avec la structure de la matière inorganique ce que semble indiquer aussi le problème des maladies « psychosomatiques ». Ce concept de l’unité de la réalité (adopté par Pauli et Erich Neumann) a été appelé par Jung l’unus mundus (le monde « unitaire » dans lequel la matière et la psyché ne sont pas encore différenciées, ni actualisées séparément. Jung a ouvert la voie à ce point de vue synthétique en faisant remarquer que l’archétype possède un aspect « psychoïde » (c’est-à-dire non plus purement psychique mais presque matériel), quand il se manifeste dans un événement synchronistique, car un tel événement repose en fait sur un accord significatif entre faits psychiques intérieurs et faits extérieurs.
En d’autres termes, les archétypes non seulement s’intègrent à des situations extérieures (comme l’animal à son milieu) mais au fond ils ont aussi tendance à se manifester dans des « arrangements » qui incluent à la fois la psyché et la matière. Mais ces constatations se contentent de suggérer les voies dans lesquelles pourraient s’engager à l’avenir l’investigation des phénomènes de la vie. Jung pensait qu’il nous fallait d’abord beaucoup accroître nos connaissances concernant la relation entre ces deux domaines d’expériences (matière et psyché), avant de nous lancer dans trop de spéculations abstraites à leur sujet.
Le domaine que Jung considérait comme le plus fécond pour la recherche future était celui des axiomes fondamentaux des mathématiques, et que Pauli appelait les intuitions mathématiques premières, parmi lesquelles il mentionnait plus spécialement la notion d’une série infinie de nombres en arithmétique, d’un continuum en géométrie, etc. Comme l’a dit l’Allemande Hannah Arendt, « avec l’avènement de l’époque moderne, les mathématiques n’accroissent pas seulement leur contenu, s’ouvrant sur l’infini pour pouvoir s’appliquer à l’immensité d’un univers infini en expansion infini, mais cessent de se préoccuper de l’apparence. Elles ne sont plus les premiers principes de la philosophie, ou la « science » de l’Être tel qu’il apparaît vraiment, mais deviennent la science de la structure de l’esprit humain. » (Un jungien demanderait aussitôt : Quel esprit, le conscient ou l’inconscient ?) Comme nous l’avons vu à propos des expériences de Gauss et de Poincaré, les mathématiciens ont aussi découvert le fait que nos représentations sont « ordonnées » avant que nous en prenions conscience. B. L. van der Waerden, qui cite maint exemple d’intuitions mathématiques essentielles venant de l’inconscient, conclut que « l’inconscient est non seulement capable d’associer et de combiner, mais encore de juger. Le jugement de l’inconscient est intuitif, mais lorsque les circonstances s’y prêtent, complètement sûr. »
Parmi les multiples intuitions mathématiques premières, ou idées a priori, « les nombres naturels » sont psychologiquement la plus intéressante. Non seulement ces nombres servent aux mesures et aux opérations arithmétiques que nous effectuons tous les jours consciemment, mais ils ont été pendant des siècles les seuls instruments qui nous ont permis de déchiffrer le sens de formes de divination telles que l’astrologie, la numérologie, la géomancie, etc, qui sont fondées sur la spéculation arithmétique, et ont été interprétées par Jung en termes de synchronicité. En outre, les nombres naturels, d’un point de vue psychologique, sont certainement des représentations archétypiques, car nous sommes obligés d’y penser suivant un chemin déterminé. Personne, par exemple, ne peut nier que 2 est le seul nombre premier pair, même s’il n’y a jamais réfléchi consciemment. En d’autres termes, les nombres ne sont pas des concepts consciemment inventés par l’homme afin de calculer. Il est évident que ce sont des produits spontanés, autonomes de l’inconscient, tout autant que les autres symboles archétypiques.
Mais les nombres naturels sont aussi des qualités des objets extérieurs : nous pouvons affirmer et compter qu’il y a deux pierres là, et trois arbres là-bas. Lorsque nous dépouillons les objets de qualités telles que la couleur, la température, le volume, etc., il leur reste la qualité d’être « plusieurs », c’est-à-dire une multiplicité définie. Mais les mêmes nombres font tout aussi indiscutablement partie de notre constitution psychique, ils sont des concepts abstraits que nous pouvons étudier sans référence à des objets extérieurs. Les nombres nous apparaissent donc comme un lien tangible entre les deux domaines de la matière et de la psyché. Selon certaines suggestions de Jung, c’est pour l’avenir le domaine de recherche le plus fécond.
J’ai évoqué ces concepts plutôt difficiles afin de montrer qu’à mes yeux, les idées de Jung ne constituent pas une « doctrine » mais sont la naissance d’une perspective nouvelle appelée à évoluer et à se développer. J’espère qu’ils donneront au lecteur un aperçu de ce qui me paraît essentiel et typique dans l’attitude scientifique de Jung. C’était un homme qui se posait constamment des questions, avec une liberté inhabituelle à l’égard des préjugés, et en même temps avec beaucoup de modestie et de précision, dans le désir de mieux comprendre le phénomène de la vie. Il n’alla pas plus loin dans le domaine de ces idées que je viens de mentionner parce qu’il estimait ne pas avoir encore assez de faits à sa disposition pour affirmer à leur sujet quelque chose de valable. Il attendait en général ainsi plusieurs années avant de faire connaître ses nouvelles intuitions, afin de les vérifier aussi souvent que possible, en soulevant lui-même toutes les objections qu’il pouvait concevoir.
C’est pourquoi ce que le lecteur peut, au premier abord, trouver de vague dans ses idées est dû à une attitude scientifique de modestie intellectuelle, une attitude qui s’efforce de ne pas exclure (par de pseudo-explications précipitées et des simplifications excessives) la possibilité de nouvelles découvertes, et qui respecte la complexité de la vie. Le phénomène de la vie a toujours constitué pour Jung un mystère stimulant. Il ne l’a jamais considéré, comme le font les gens bornés, comme une réalité « expliquée » dont nous pouvons supposer que nous savons tout.
La valeur des idées créatrices, à mon avis, apparaît en ce que, comme des « clefs », elles nous donnent accès à des rapports jusque-là inintelligibles entre les faits, nous permettant de pénétrer plus profondément dans le mystère de la vie. Je suis convaincue que les idées de Jung peuvent servir de la même façon à interpréter des faits nouveaux dans nombre de domaines scientifiques (et aussi dans la vie quotidienne), en amenant l’individu à une vision du monde mieux équilibrée, plus morale et plus large. Si le lecteur se sentait encouragé à poursuivre l’exploration et l’assimilation de l’inconscient, entreprise qui commence toujours par un travail sur soi, le but de cet ouvrage d’introduction serait atteint.