L’accélération du monde est une illusion

Aujourd’hui est-il plus incertain qu’hier ?

Tout va plus vite ? Comme vous l’avez certainement constaté, beaucoup d’articles de management, d’innombrables discours de dirigeants et quasiment tous les rapports de consultants ont à peu près la même phrase d’introduction, du type : « Alors que des vagues d’innovations bouleversent les positions concurrentielles, l’incertain est devenu la norme et les entreprises doivent constamment se réinventer. » Par opposition à un passé supposé stable et prévisible, notre époque serait soumise à la volatilité, à l’incertitude, à la complexité et à l’ambiguïté, pour reprendre le célèbre acronyme VUCA (« Volatility », « Uncertainty », « Complexity », « Ambiguity »), créé au U.S. Army War College à la fin des années 1980. Dans un contexte devenu imprévisible, les solutions du passé seraient désormais obsolètes : à l’avantage concurrentiel – longtemps présenté comme le Graal de la stratégie – il faudrait préférer l’avantage temporaire, seul adapté à un monde intrinsèquement turbulent (lire aussi la chronique : « Vos dirigeants changent souvent de stratégie ? C’est bon signe ! »). Plus rien n’étant durable, l’innovation et l’agilité devraient se substituer à la construction d’une stratégie pérenne. Bref, notre époque, comme aucune autre auparavant, serait plongée dans l’incertitude et le changement permanent. Ce postulat de l’accélération du monde résiste-t-il à l’analyse ? Et si le VUCA n’était qu’une illusion ?

 

De Ford à Facebook

Bien sûr, les déboires de Kodak, de Nokia ou de BlackBerry soulignent que, de nos jours, même les succès les plus éclatants ne sont pas définitifs. Cependant, l’histoire montre que de tels effondrements ont déjà eu lieu dans le passé. Les compagnies aériennes Pan Am et TWA, après avoir dominé leur industrie des années 1930 aux années 1970, ont ainsi brutalement disparu dans les années 1990. Bien sûr, Google, Facebook ou Airbnb illustrent la vitesse à laquelle les start-up peuvent désormais accéder au rang de géants mondiaux. Cependant, c’est oublier que Ford a fait de même dans les années 1910, sa part de marché aux Etats-Unis ayant bondi de moins de 10% à plus de 60%. Avec l’invention de la chaîne d’assemblage, le temps de fabrication d’une Model T était passé de plusieurs jours à seulement 90 minutes.

Au passage, entre 1900 et 1910, au-delà de l’automobile, une incroyable série d’innovations a secoué le monde, aux premiers rangs desquelles l’usage domestique de l’électricité, le téléphone, la radio, l’avion, le cinéma ou la chimie fine (dont les vaccins et l’aspirine). De quelles technologies aussi incontestablement disruptives disposons-nous aujourd’hui (lire aussi : « La disruption, obsession stérile des grandes entreprises ») ? Dans une large mesure, la voiture autonome ou le smartphone ne sont d’ailleurs que des évolutions ou des combinaisons de celles qu’ont connues nos arrière-arrière-grands-parents. De même, l’immédiateté des communications n’a rien de récent : dès 1794, grâce au réseau de sémaphores des frères Chappe, neuf minutes suffisaient pour transmettre un message entre Paris et Lille. En 1834, des escrocs sont d’ailleurs parvenus à pirater ce réseau pour spéculer en Bourse, préfigurant les hackers d’aujourd’hui. Quant à la première communication transcontinentale instantanée entre Washington et San Francisco, elle a été établie, par télégraphe, en 1861.

Placidité, pacifisme et prospérité

Que dit la recherche académique sur cette prétendue accélération du monde ? En 2003, alors que des auteurs tels que Richard D’Aveni proclamaient que nous avions basculé dans l’hypercompétition (au passage, Alvin Toffler l’avait déclaré dès 1965), Gerry McNamara, Paul Vaaler et Cynthia Devers ont analysé la performance de 5 700 entreprises sur vingt ans, notamment en termes de stabilité, d’intensité concurrentielle ou de dynamisme sectoriel. A partir de 114 191 observations dans de multiples industries de biens et de services depuis la fin des années 1970, ils ont conclu que les marchés ne sont pas plus dynamiques aujourd’hui que par le passé, et qu’il n’est pas plus difficile de construire un avantage concurrentiel durable.

Par bien des aspects, notre époque est même plus placide que celles qui l’ont précédée. Nous devrions célébrer plus souvent le fait que l’Europe de l’Ouest n’a pas connu de guerre depuis plus de soixante ans, ce qui est totalement inédit dans l’histoire, et rappeler par comparaison que 80% des hommes soviétiques nés en 1920 n’ont pas survécu à 1945. De même, si l’on ne peut qu’être glacé d’horreur devant les attentats qui ont frappé le monde depuis 2000, il faut rappeler qu’ils ont fait moins de victimes en presque vingt ans qu’un seul jour de combat de la Seconde Guerre mondiale (et elle a duré 2 194 jours). Sur le plan économique, l’évolution du cours de l’euro nous semble erratique, au point que certains doutent de sa pérennité, mais c’est oublier qu’entre 1919 et 1923, le taux de change du mark est passé de 4 marks pour 1 dollar à 4 200 milliards de marks pour 1 dollar. On pourrait ajouter qu’entre 1915 et 2015 l’espérance de vie dans le monde a gagné trente ans (de 51 ans à 81 ans) et le taux d’alphabétisme a crû de 53 points (de 32% à 85%). Comme l’a dit Bill Gates : « Même si cela semble fou, c’est vrai : nous vivons la période la plus pacifique de toute l’histoire de l’humanité. » Ajoutons que c’est aussi la plus prospère : il suffit de regarder l’extraordinaire progression du niveau de vie des Chinois, des Indonésiens ou des Vietnamiens pour s’en convaincre. Entre 1990 et 2013, plus de 1,1 milliard d’êtres humains sont sortis de l’extrême pauvreté.

Notre époque est bien incertaine, mais elle ne l’est pas plus que toutes celles qui l’ont précédée. Savez-vous qui a déclaré : « Avant, les événements qui se déroulaient dans le monde n’étaient pas liés entre eux. Depuis, ils sont tous dépendants les uns des autres » ? Ce n’est ni Elon Musk, ni Mark Zuckerberg, mais l’historien grec Polybe… il y a 2 200 ans. S’intéresser à l’histoire, à l’économie et à la stratégie, c’est comprendre que l’incertitude est consubstantielle de l’évolution du monde. Postuler qu’aujourd’hui est plus incertain qu’hier, c’est être au mieux myope, au pire amnésique.

Un article de Frédéric Fréry paru dans la HBR France le 17/07/2018

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