À quelle part de nous ce terme laïcisé renvoie-t-il ? Comment les scientifiques, psychanalystes et tout un chacun, la perçoivent-ils ?
Pour celui-ci, elle se met à «vibrer» quand il écoute une cantate de Bach. Pour cette autre, c’est une lumière qui scintille dans les yeux de son amoureux. Pour l’autre encore, «quelque chose» qui se dégage de cette vieille commode qu’il aime tant… Dites le mot «âme» et vous en obtiendrez autant de perceptions qu’il y a d’individus.
Si le terme, d’origine religieuse, a été évacué du vocabulaire français commun après la Révolution, il n’en a pourtant pas disparu dans sa forme laïcisée. Il connaît même une certaine vitalité. Dans les écrits de Freud, par exemple, il avait lentement été effacé des traductions françaises successives, et même été interdit d’emploi par le psychanalyste Jean Laplanche dans son glossaire de la traduction des Œuvres complètes du Viennois aux Presses universitaires de France (1989).
«Alors que Freud emploie fréquemment le terme de Seele («âme») dans ses acceptions religieuses ou littéraires, ce qui est extrêmement courant dans l’allemand de son époque, le terme s’est trouvé remplacé pendant des décennies par “appareil psychique”, explique Olivier Mannoni, qui a travaillé à la nouvelle traduction de Freud aux Éditions Payot. C’était alors méconnaître le talent stylistique, quasi littéraire du psychanalyste, estime le traducteur. Désormais, nous avons peu à peu réintroduit le mot “âme” lorsqu’il s’imposait.»
C’est souvent après coup qu’on peut mesurer l’effet de notre « âme » dans notre vie
À côté des processus cognitifs de «l’esprit», du flux continu de la conscience, de l’organe cerveau, d’un inconscient théorique, l’âme reprend donc un peu sa place. Au point que même un académicien, François Cheng en 2016, dans son opus De l’âme(Albin Michel), osa se confronter à ce mot tabou pour une délicieuse exploration qui toucha le grand public. Reste que celle-ci demeure indéfinissable. «On ne peut la réduire à une équation, précise la psychanalyste Viviane Thibaudier, auteur d’un 100 % Jung (Eyrolles). Pour ce dernier, elle est ce quelque chose qui nous habite, inconnu de nous, mais qui pourtant nous inspire, nous guide, et donne du sens.»
C’est donc souvent après coup qu’on peut mesurer l’effet de notre «âme» dans notre vie. Ainsi, pour Caroline Coldefy, journaliste et productrice télé ayant enduré des addictions ravageuses par le passé, l’âme est cette force, ce désir irréversible qui l’a aidée à se relever quand elle en a eu besoin. «Je n’emploie jamais ce mot-valise un peu compliqué, explique-t-elle. Mais si je regarde comment j’ai réussi à décrocher, ou comment j’ai pu partir seule au Kazakhstan pour adopter ma petite fille, je ne peux que constater qu’il y a cette essence profonde en moi, mon âme, qui m’a aidée à me rapprocher de qui je suis vraiment, et de ce que je voulais vraiment à un niveau dont je n’étais même pas toujours consciente.» Ce parcours de libération et de retrouvailles avec son «cœur profond», la journaliste le raconte dans un témoignage édifiant, Et enfin la vie prend tout son sens (Leduc.s, à paraître en février). «L’âme s’exprime par un côté irrationnel, d’un autre ordre, qu’on n’arrive pas à expliquer, et elle se présente dans nos vies de manière souvent surprenante, ajoute Viviane Thibaudier. C’est cette force de vie qui nous fait aller dans des directions qu’on n’aurait pas imaginées vingt ans auparavant.»
L’âme s’exprime par un côté irrationnel, d’un autre ordre, qu’on n’arrive pas à expliquer, et elle se présente dans nos vies de manière souvent surprenante.
Viviane Thibaudier, psychanalyste
Le psychanalyste Carl G. Jung le savait bien, lui qui chercha sans cesse, par la méditation, le dessin, à établir le contact avec cette conseillère unique: «sans âme» nous perdons la meilleure part de nous. «Elle est ce principe de sensibilité de nature opposée au corps, mais absolument complémentaire de lui pour devenir un être entier, explique Viviane Thibaudier. L’un et l’autre ne peuvent fonctionner séparément.»
Du côté des neuroscientifiques, on dira que «le cerveau fait de l’esprit» et que la matière génère la pensée, y compris la pensée intérieure qui nous donne la conscience. Si le mot «âme» est tabou, on cherche cependant la preuve physiologique de celle-ci. Le neurologue Antonio Damasio l’affirme: les expériences spirituelles, religieuses ou non, ne sont rien d’autre que des processus mentaux. Deux études neuroscientifiques (une à Taïwan en 2007, l’autre à l’université de Cambridge en 2016) ont notamment établi que la glande pinéale était le siège d’une activation notable lorsque les patients méditent ou prient. Il apparaît donc que cette petite glande endocrine est le centre de notre vie spirituelle, celle d’où part et sont reçues toutes les informations de nature transcendante. De là à penser que l’âme y tient son siège, il n’y a qu’un pas…
Peu importe sans doute à ceux qui la sentent vibrer en eux. «Au fin fond de notre être, nous savons que la vie […] n’est pas dans le fonctionnement aveugle de ce qui existe, écrit François Cheng, mais implique toujours un élan vers une possibilité d’être plus élevé.»
Catherine Ternynck: «Elle a ce pouvoir de transfigurer l’ordinaire»
Catherine Ternynck, docteur en psychologie et psychanalyste, publie La Possibilité de l’âme (Éd. Bayard).
LE FIGARO. – Sans le deuil de votre époux, vous seriez-vous mise à écrire sur l’âme?
Catherine TERNYNCK. – Je ne pensais pas écrire sur ce thème mais les circonstances de ce décès – mon époux est mort un soir de novembre, dans notre jardin – et les détails de cette scène, la brume environnante, les souffles qui s’exhalaient de nos bouches, les odeurs de la terre me hantaient. Je me demandais: «Où s’en est-il donc allé, ce dernier souffle, celui qui s’est rendu? Serait-il possible de le rejoindre?» D’une certaine façon, mon livre raconte la quête de ce petit souffle d’âme.
En tant que psychanalyste, quelle perception avez-vous de ce mot?
C’est un terme allusif, insaisissable, énigmatique. Un mot qui invite à lever les yeux et à chercher plus loin… François Cheng parlait d’un «mot de passe». L’âme serait comme un «je-ne-sais-quoi» qui pourtant a ce pouvoir de transfigurer l’ordinaire, d’inspirer les lieux et les êtres. En cours de consultation, lorsque j’écoute une personne évoquer certains aspects de son existence, il arrive que je surprenne ce souffle de passage. C’est un moment difficile à décrire, comme un éclat de sens, de vérité ou de pureté. Mais le surgissement est si discret, si bref que je doute aussitôt de l’avoir saisi.
On peut cependant, dites-vous, apprendre à avoir «l’âme dans les yeux»?
Lorsqu’on s’exerce à regarder avec les yeux de l’âme, on perçoit que l’existence ne se réduit pas à ce que l’on en sait ou à ce que l’on en voit. Quelque chose échappe par quoi la matière n’est pas seulement la matière, le réel ne se réduit pas au simple réel. Quelque chose se passe ailleurs. Quelque chose, mais quoi? Ailleurs, mais où?
Quelque chose échappe par quoi la matière n’est pas seulement la matière, le réel ne se réduit pas au simple réel. Quelque chose se passe ailleurs. Quelque chose, mais quoi ? Ailleurs, mais où ?
Le contexte actuel favorise-t-il ce contact avec une transcendance?
Non, bien sûr. Aujourd’hui, nos espaces de vie sont essentiellement consuméristes, technologiques, matérialistes. C’est une pauvreté de notre époque, sans doute aussi accablante que la pauvreté matérielle. Sans en avoir conscience, nous rabattons la dimension spirituelle, nous la réduisons à la dimension matérielle. Ainsi, par exemple, nous ne percevons plus la différence entre le don et le cadeau, entre le voyage et le tourisme, entre la célébration et la fête… Nous existons mais vivons-nous vraiment?
Cela a-t-il des conséquences dans votre clinique?
Comme j’ai tenté de le montrer dans mon précédent livre, l’homme d’aujourd’hui, cet Homme de sable (Éd. du Seuil) est plus libre, moins névrosé au sens freudien. Mais il souffre d’une sorte d’épuisement que le sociologue Alain Ehrenberg a nommé La Fatigue d’être soi… D’où l’inflation actuelle de la dépression, de l’anxiété et d’un sentiment diffus de vide. Face à une telle réalité clinique, on en vient à se demander si les différentes formes de souffrance contemporaine ne seraient pas moins d’ordre psychologique que d’ordre ontologique. Ne signeraient-elles pas une sorte d’anémie spirituelle? En évoquant ce mot, spirituel, je me tiens à distance de toute appartenance ou pratique religieuse. Je ne me perds pas pour autant dans une nébuleuse émotionnelle ou sentimentale. J’évoque un élan qui permettrait d’habiter le monde moins matériellement.
Qu’est-ce qui, selon vous, peut encore inspirer notre réalité?
Lorsque nous nous regardons avec les yeux de l’âme, nous découvrons que les choses et les lieux ont une âme, parce qu’ils ont une histoire et la mémoire de cette histoire. Tout ce qui fut déposé en eux, des gestes, des confidences, des émotions, des rêves, leur donne une profondeur qui, parfois, demande à revivre. S’exercer à regarder avec les yeux de l’âme, c’est percevoir cette profondeur, en recueillir la poésie et s’en laisser inspirer.
Par Pascale Senk, publié par le Figaro le 14 décembre 2018