Les plus belles performances des champions reposent sur une concentration et un contrôle émotionnel hors pair. Le tennisman brésilien Gustavo Kuerten, ancien numéro un mondial, formulait cet impératif non sans humour dans son autobiographie « Un Brésilien, une passion française » : « Si le joueur de tennis n’a pas la concentration d’un moine bouddhiste et le sang-froid de James Bond, le match est fini avant la fin. » De fait, si un tennisman réalise un mauvais coup ou, à l’inverse, réussit un geste remarquable, la colère ou l’euphorie doit être évacuée très vite. Rafael Nadal l’exprime ainsi dans ses mémoires, « Rafa » : « Dès l’instant où j’ai repris position pour le point suivant, la frustration est oubliée, effacée, évanouie et la seule chose qui compte et qui m’occupe entièrement est le moment présent ». La situation est exactement la même au golf.
« Manquer de concentration un centième de seconde peut suffire pour perdre. »
Les sportifs de haut niveau pratiquent une concentration sur le moment présent qui confine à une sorte de zénitude. Dans certaines disciplines, comme l’alpinisme ou la F1, elle est particulièrement essentielle, car la présence d’un danger extrême rend indispensable une concentration suprême. Cependant, il faut réaliser que ce rôle déterminant de la concentration existe aussi dans des sports où cela semble pourtant a priori moins évident. Tel est le cas du football, car le jeu va aujourd’hui extrêmement vite, avec une alternance constante d’actions offensives, de replis défensifs et de récupération du ballon. Cela suppose de se situer constamment dans l’espace par rapport aux autres, d’anticiper les mouvements collectifs de son équipe et des adversaires, tout en étant soi-même imprévisible pour se démarquer, ce qui implique une concentration de tous les instants. Elle est d’autant plus difficile à maintenir que les joueurs doivent subir sans broncher les insultes et les hués des supporters et des opposants. A ce propos, Zlatan Ibrahimovic déclare dans sa biographie « Moi, Zlatan Ibrahimovic » : « Lorsque les adversaires balançaient des tas de saloperies sur ma famille ou mon honneur, je répondais en jouant encore plus sèchement. Il n’y a rien d’autre à faire. Si vous vacillez, on vous écrase. Il faut canaliser sa rage pour se concentrer encore davantage sur le terrain. »
En athlétisme, un 100 mètres dure moins de 10 secondes durant lesquelles l’attention doit être à son maximum, et Usain Bolt souligne dans « Plus rapide que l’éclair » que la force mentale est tout aussi importante qu’un départ rapide : « Il n’y a pas de place pour le doute, car tout se passe en un clin d’œil. Manquer de concentration un centième de seconde peut suffire pour perdre. »
« La concentration n’est rien d’autre que l’intérêt que nous portons aux choses. »
Comment s’inspirer de ce dont témoignent ces champions ? L’affaire est importante pour chacun d’entre nous, du manager qui se veut à la fois multitâche et performant, à celui qui attend la même chose de ses collaborateurs, en passant par nous tous, ayant remarqué combien nous nous laissons souvent distraire inutilement. Comment ces athlètes parviennent-ils à accéder à d’aussi hauts niveaux de concentration et à les conserver ?
La première condition, la plus fondamentale, est tellement évidente que nous finissons trop souvent par la perdre de vue. Il s’agit tout simplement de prendre du plaisir à ce que l’on fait. Au fond, comme le dit si bien Jean-Philippe Vaillant dans « Tennis. Pensez comme un champion. Mode d’emploi pour gagner » : « La concentration n’est rien d’autre que l’intérêt que nous portons aux choses. » Si vous n’êtes pas convaincu par cette idée, demandez-vous quelle est l’activité sur laquelle vous êtes naturellement concentré à 100% sans avoir à faire d’effort !
Quand un jeune joueur de tennis entre en lice pour un match très important, bien souvent, la dernière chose que son entraîneur lui dit est : « Fais toi plaisir, profites-en. » Gustavo Kuerten raconte que son coach l’encourageait ainsi : « C’est l’heure du dessert, vas-y et régale-toi. » Une telle attitude ne relève pas de l’hédonisme. L’entraîneur sait que, si le joueur prend du plaisir, il sera nécessairement concentré, et que cela l’aidera à trouver des solutions aux défis auxquels il sera confrontés. A l’inverse, si on ne prend pas de plaisir à une tâche, on aura facilement tendance à baisser les bras face aux difficultés. Zinedine Zidane a ainsi confié à « L’Equipe » que, dans son rôle d’entraîneur, il s’attache toujours à passer des messages brefs et simples avant l’entrée de son équipe sur le terrain : « Je ne donne jamais plus de deux idées à un joueur et je termine toujours par un « et maintenant fais-toi plaisir sur le terrain ». » Le perchiste Renaud Lavillenie expliquait ainsi au « Journal du Dimanche » que, s’il parvient à ne pas trop se crisper lors des compétitions, c’est d’abord en raison de l’intense plaisir qu’il ressent à pratiquer son sport : « Je saute par passion, c’est ce qui fait toute la différence avec d’autres. Quand la pression est là, je ne passe pas à côté parce que je prends du plaisir. » La satisfaction fournit le combustible permettant de s’imposer les rudes efforts de l’entraînement et de côtoyer le danger. Nombreux sont les sportifs qui insistent sur ce point. La skieuse américaine Lindsey Vonn déclarait ainsi dans « L’Equipe Magazine » : « Je connais les risques de mon sport et je sais que j’aurai des problème de santé quand je serai plus vieille. J’aurai mal partout, je serai pleine d’arthrose ! Mais cela en vaut le coup. Je suis heureuse quand je ski. J’adore la compétition, j’aime être dans le portillon de départ. »
« Si l’on veut que les gens se surpassent, on doit veiller à ne jamais dissocier les notions de plaisir et de progrès. »
Pierre Villepreux, ancien joueur international de rugby, avant de devenir entraineur de l’équipe de France, disait que « si l’on veut que les gens se surpassent, on doit veiller à ne jamais dissocier les notions de plaisir et de progrès », rapporte Lionel Bellenger, directeur académique à HEC, dans « Comment managent les grands coachs sportifs. Des pistes concrètes pour le coaching en entreprise ». Tel est le secret de la longévité de Roger Federer : son amour pour son sport et son envie de continuer à apprendre pour s’améliorer lui ont permis de ne jamais atteindre la saturation et de conserver une fraîcheur mentale et physique exceptionnelle.
Ces témoignages illustrent de façon frappante la pertinence des travaux académiques multiples et remarquables menés ces dernières années par des chercheurs en psychologie et en neurosciences cognitives sur les conditions dans lesquelles l’énergie psychique peut-être la mieux mobilisée. A cet égard, les recherches du psychologue hongrois émigré aux Etats-Unis Mihàly Csíkszentmihályi ont joué un rôle fondateur. Il est notamment connu pour avoir élaboré la notion de « flow » qui a un rôle central dans les réflexions sur la performance sportive et au-delà : cette expression, souvent traduite en français par « être dans la zone », désigne l’état mental et émotionnel d’une personne qui se trouve dans un état maximal de concentration, car l’expérience de satisfaction est mise au service de l’immersion totale dans une activité. Dans le prolongement de cette optique, des neurobiologistes comme Jean-Philippe Lachaux et des spécialistes de l’apprentissage comme Elena Pasquinelli ont analysé les rapports entre les processus cognitifs et le jeu des émotions et ont mis en relief le rôle prédominant du principe de plaisir. Certaines de ces recherches ont trouvé des applications directes dans le domaine du sport de haut niveau. Ainsi, le psychiatre britannique Steven Peters, auteur du fameux « Paradoxe du chimpanzé », a accompagné l’équipe britannique de cyclisme, le champion du monde de snooker Ronnie O’Sullivan, des sprinters et l’équipe nationale de football. Autre exemple : l’ancien footballeur international néo-zélandais Ceri Evans, devenu médecin psychiatre au terme de sa carrière sportive, est consultant et inspire ainsi les All Blacks depuis 2010. Ses travaux sur la capacité à maintenir simultanément un très haut niveau de concentration et de plaisir dans des conditions extrêmes se sont avérés extrêmement précieux pour les rugbymen de son pays.
Toutes ces considérations devraient conduire les dirigeants d’entreprise et les managers à se poser la question suivante : comment faire davantage entrer le plaisir dans le monde du travail, et en particulier dans les entreprises ? L’univers du travail est structurellement anxiogène, parce qu’il est soumis à de nombreux aléas, parce que chacun y est en permanence sous le regard des autres, parce qu’il est le plus souvent concurrentiel et donc empreint d’une certaine violence. Dans ces conditions, comme le souligne d’ailleurs la coach et conférencière Juliette Tournand dans ses interventions académiques comme dans l’entreprise, il devrait être de la responsabilité des managers et de toute personne en situation de responsabilité de créer des conditions favorables pour que les collaborateurs puissent éprouver du plaisir.
Un article de Bertrand Pulman à retrouver ici sur le site de HBR France