Le récit comme acte de leadership: Tolkien, Disney et l’art difficile du story telling

Tout le monde aime les belles histoires. Mais pourquoi? Parce qu’elles sont bien plus qu’un divertissement. Leur importance a depuis longtemps été comprise par les grands dirigeants qui posent le récit comme un acte de leadership. Mais celui-ci constitue un art difficile. Pour comprendre pourquoi, il faut évoquer une controverse entre Tolkien et Disney à ce sujet.

Quel peut bien être l’intérêt d’un conte de fée? Immense, en fait. C’était en tous cas l’opinion de J.R.R. Tolkien, l’auteur du Seigneur des anneaux et du Hobbit. Les contes ont toujours occupé une place centrale dans l’imaginaire de l’humanité. Souvent perçus comme de simples divertissements pour enfants, ces récits recèlent en réalité une profondeur et une richesse insoupçonnées. Ils sont porteurs de vérités ancestrales, transmises de génération en génération, et jouent un rôle crucial dans la formation de notre identité culturelle et spirituelle.

L’importance méconnue des contes réside dans leur capacité à transcender le temps et l’espace, offrant des leçons intemporelles sur la condition humaine, la quête de rédemption et la lutte contre les forces du mal. Ils ne sont pas de simples histoires, mais des véhicules de sagesse et de vérité, capables de toucher les cœurs et les esprits de tous les âges.

Les récits jouent un rôle essentiel dans l’unification des collectifs humains. Comme le souligne Yuval Noah Harari dans son ouvrage Sapiens : Une brève histoire de l’humanité, ce sont les mythes qui ont permis aux humains de coopérer à grande échelle, car des récits communs donnent sens à leur action collective. Ces narrations partagées basées sur des modèles mentaux profonds ont façonné nos sociétés, nos cultures et nos civilisations, en nous offrant un cadre commun de valeurs et de croyances. Elles sont le creuset de nos collectifs, que ce soient des sociétés ou des organisations.

Tolkien croyait que les contes ne devaient pas être réduits à de simples allégories ou à des récits pour enfants. Il voyait dans ces récits une profondeur et une richesse capables de toucher des lecteurs de tous âges. Les contes, selon lui, possèdent une structure archétypale reposant sur des modèles. Ceux-ci leur permettent de résonner avec des thèmes universels et d’offrir une évasion salutaire tout en portant des messages profonds sur la condition humaine et la quête de rédemption. C’est une idée qu’a également défendue Joseph Campbell dans Le Héros aux mille visages, qui analyse en profondeur les modèles des grands mythes humains.

Les contes, pour inventés qu’ils soient, ne sont donc pas une distraction de la vérité, mais bien une expression de celle-ci. Ils transmettent les vérités essentielles et la réalité première de la vie elle-même.

Anti-Disney

Tolkien a vivement critiqué Disney, qui a largement puisé dans le matériel folklorique pour ses productions. Il lui reprochait de dépouiller ce matériel de sa profondeur spirituelle, commercialisant ce qu’il considérait comme littéralement sacro-saint. Il qualifiait ces productions de « désespérément corrompues », estimant qu’elles ruinaient toutes les histoires qu’elles touchaient.

Par exemple, dans le conte original des frères Grimm, Blanche-Neige s’enfuit dans la forêt, marchande et travaille pour gagner son abri. Dans la version de Disney, elle se contente de chanter pour les animaux et d’attendre d’être secourue. Le danger, la violence et l’ambiguïté ont été gommés, remplacés par une belle histoire lisse, destinée à réconforter les enfants plutôt qu’à les mettre en garde.

Tolkien reprochait aussi à Disney d’avoir privé les histoires de leur dimension spirituelle. L’original des Grimm a perdu ses symboles profonds de renouveau, de mort et de résurrection. Les nains maladroits de Disney n’ont pas la profondeur de ceux de la tradition nordique, dans laquelle ils sont des artisans des montagnes avec des liens spirituels profonds avec la terre.

Tolkien, au contraire, conservait les aspérités dans ses propres œuvres. Pour lui, les contes devaient enseigner aux enfants que les dragons existent mais peuvent être tués, plutôt que de les enrober de sucre et de les priver de leur substance. Ainsi le Hobbit, bien qu’écrit pour ses enfants, évoque les épreuves de la vie, la colère, l’horreur, le mal et la mort.

L’art difficile du story telling

Le récit est depuis toujours un acte-clé du leadership. Ce ne sont pas les chiffres ou les visions abstraites qui mobilisent, mais une histoire incarnée, un mythe fondateur qui parle aux gens. Cela explique sans doute la vogue du story telling dans les organisations, mais c’est un art difficile. Il a tendance à être désincarné, à simplifier à outrance et à tout lisser. Comme Disney a vidé les contes de leur substance, certains récits sont édulcorés, par prudence, ou répètent les slogans creux du moment, par conformisme. Or, un récit sans tension ni aspérité n’a pas d’effet, car il n’a aucun sens. Il doit traduire une vérité profonde et celle-ci doit être intimement liée à l’identité du collectif. Sans vérité profonde, sans lien authentique avec l’identité, le collectif peut être diverti, il peut être leurré, mais il n’est certainement pas renforcé, bien au contraire.

Un bon récit ne cherche en effet pas à endormir, mais à éveiller. Il ose nommer les dragons au lieu d’essayer de les rendre sympathiques ou de nier leur existence. Il rappelle que le monde est complexe et dangereux, que les épreuves sont inévitables — mais qu’on peut les affronter ensemble, et en ressortir grandi.

Un article de l’excellent Philippe SILBERZAHN a retrouver ici

Source pour cet article: fil X https://x.com/the_culturist_ ainsi que l’article Disney’s Snow White Is Entirely Wrong du site Culturist.

Rechercher

Suggestions