L’effectuation, logique de pensée des entrepreneurs experts

En bref

  • Les entrepreneurs ne se comportent pas comme il est dit dans les manuels de sciences de gestion. À la fin des années 90, Saras Sarasvathy a bouleversé la façon dont la communauté académique considérait jusqu’alors la démarche entrepreneuriale
  • Les créateurs d’entreprise agissent selon une démarche « effectuale », autrement dit ils partent des ressources, de ce qu’il ont sous la main, pour passer à l’acte. Leur mode de fonctionnement n’est pas « causal ».
  • L’opportunité d’affaires n’est pas pré-existante, démontre Sarasvathy. L’action de l’entrepreneur peut faire évoluer son environnement et créer le marché dont il a besoin.

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L’effectuation trouve son origine dans les travaux de recherche menés à la fin des années 90 par Saras Sarasvathy, une jeune doctorante d’origine indienne, ancienne entrepreneuse, conduits sous la direction d’Herbert Simon, prix Nobel d’économie, à l’université Carnegie Mellon. Sarasvathy cherchait à identifier les fondements microéconomiques du raisonnement entrepreneurial. Ses résultats bouleversent notre manière de voir comment les entrepreneurs raisonnent et agissent dans leur démarche de création.

Le processus entrepreneurial est habituellement décrit comme suit : un entrepreneur visionnaire a une grande idée, il rédige un plan d’affaire, crée son entreprise, rassemble une équipe, lève de l’argent auprès d’un investisseur et se lance, met son entreprise en bourse et se retire aux îles Maldives. La réalité est très différente : les entrepreneurs partent souvent avec une idée assez simple, voire pas d’idée du tout – Facebook a commencé comme une blague de potache et Google n’avait toujours pas de modèle économique trois ans après sa création. Ils s’appuient sur les moyens dont ils disposent : leur personnalité, leur réseau de contact, leur savoir, rarement beaucoup d’argent. Ils ne rédigent pas de plan, mais inventent leur affaire en cours de route, tirant parti des surprises et des rencontres. Ils n’étudient pas un marché, mais le créent en faisant des essais à coup de perte acceptable. Comment le sait-on ? Eh bien en observant les dits entrepreneurs. C’est ce qu’ont fait les auteurs du livre, et c’est de cette observation qu’est née l’effectuation.

Cinq principes d’action de l’entrepreneur

Plus spécifiquement, Sarasvathy montre que l’action des entrepreneurs s’appuie sur cinq principes :

1. « Un tiens vaut mieux que deux tu l’auras ». La stratégie classique consiste à définir des buts pour ensuite trouver les ressources nécessaires à leur accomplissement. Cette approche est dite « causale », car on cherche les causes (moyens) permettant d’obtenir un effet attendu et défini préalablement. Les entrepreneurs partent au contraire des moyens à leur disposition pour définir de nouveaux buts. À moyens donnés, ils jouent sur les effets possibles, d’où le terme « effectual ». Même si, par définition, les entrepreneurs ont souvent peu de moyens, ils en ont toujours et souvent ceux-ci sont insoupçonnés. Hors une grosse levée de fonds, ces moyens sont de trois types : la personnalité de l’entrepreneur (qui va l’orienter dans telle direction plutôt que telle autre, ou le rendre sensible à tel problème), sa connaissance (expertise), et ses relations (qui vont constituer son vecteur). Ainsi, en considérant ses moyens, l’entrepreneur se demande qui il est, ce qu’il connaît et qui il connaît, et ce qu’il peut faire avec tout ça. Même quelqu’un de jeune ou démuni possède de nombreuses ressources de ces trois types.

2. « Perte acceptable ». Alors que la stratégie classique à prendre des décisions sur la base d’un retour attendu que l’on doit estimer, les entrepreneurs raisonnent en termes de perte acceptable. Ils essaient quelque chose en sachant ce qu’ils peuvent perdre au pire, et ils savent qu’ils peuvent se permettre cette perte. C’est par exemple le cas d’un cadre au chômage qui se dit “Je vais travailler sur cette idée, et si ça n’a pas pris dans six mois, je me remets à chercher du travail.” La perte (salaire et dépenses diverses) est connue à l’avance, le risque parfaitement maîtrisé. En revanche, le cadre ne sait pas vraiment ce qu’il peut attendre de ces six mois. En tout cas, son attente ne définit pas son engagement dans le projet. Cette approche s’explique par le fait qu’en situation d’incertitude, il est toujours plus rationnel d’avancer sur une estimation des coûts possibles que sur des gains possibles, beaucoup difficile.

3. « Patchwork fou ». Alors que l’analyse de la concurrence est l’un des piliers de la démarche stratégique, dans la mesure où elle permet de s’insérer dans la structure de l’industrie au sein de laquelle on se lance, les entrepreneurs s’intéressent plus à la création de partenariats avec différents types d’acteurs (parties prenantes) afin de « co-construire » l’avenir ensemble. Ainsi, au client qui accueille l’entrepreneur venu lui présenter son nouveau produit en lui disant “Votre produit m’intéresse, mais il faudrait apporter telle et telle modification”, il y a plusieurs réponses possibles. L’entrepreneur peut trouver un autre client, ou il peut adapter son produit et revenir voir le client dans quelques mois. Mais il peut aussi tenter une logique de co-création en répondant : “OK pour apporter ces modifications, mais à condition que vous vous engagiez maintenant à m’en prendre trois.” Si le client accepte, il rejoint le projet et en devient un acteur, ayant dès lors intérêt à sa réussite. L’Effectuation rejoint ainsi les travaux des chercheurs français Akrich, Callon et Latour, qui ont promu une vision sociotechnique de l’innovation dans laquelle la notion de diffusion d’une innovation est remplacée par celle de la construction d’un réseau de parties prenantes intéressées à sa réussite.

La démarche entrepreneuriale consiste donc non pas à résoudre un puzzle conçu par d’autres, mais à assembler un patchwork avec des parties prenantes qui se sélectionnent elles-mêmes. Le patchwork est « fou » au sens où l’entrepreneur ne sait pas du tout à l’avance qui rejoindra le projet et ce que chacun apportera à celui-ci, et donc quelle forme il prendra au final. Ce principe de patchwork fou illustre la nature profondément sociale de la démarche entrepreneuriale, rarement mis en avant dans la littérature ou dans l’enseignement qui se focalisent plutôt sur les aspects cognitifs.

4. « Limonade ». Alors que la planification stratégique a pour but d’éviter les surprises, les entrepreneurs accueillent celles-ci favorablement et en tirent parti. Autrement dit, si on vous donne des citrons, vendez de la limonade. Vous démarrez sur une idée, et partez sur une autre à la suite d’une observation fortuite, d’une suggestion d’un client ou d’un accident. Ainsi la démarche entrepreneuriale ne consistera pas à consacrer son énergie à se prémunir contre de « mauvaises » surprises, mais plutôt de transformer les « mauvaises » surprises en « bonnes opportunités ». Par exemple, les fondateurs de Stacy’s, une célèbre marque de chips américaine, ont commencé en vendant des sandwiches à Boston. Ayant du mal à faire face au pic de clients le midi, ils décident de fabriquer des chips le matin et de les offrir à leurs clients pour les faire patienter. Au bout d’un moment il est apparu clairement que, si les clients aimaient leurs sandwiches, ils adoraient leurs chips. Ils ont donc fermé leur magasin de sandwiches.

5. « Pilote dans l’avion ». Ces principes conduisent à passer d’une logique de prédiction (essayer de deviner le marché) à une logique de contrôle (l’inventer). La stratégie classique repose sur l’axiome suivant : “Dans la mesure où nous pouvons prévoir l’avenir, nous pouvons le contrôler.” L’effectuation inverse cette logique en postulant que “dans la mesure où nous pouvons contrôler l’avenir, nous n’avons plus besoin de le prévoir.” Derrière cette logique de contrôle se dessine une vision créatrice de l’entrepreneuriat, selon laquelle le rôle de l’entrepreneur est de créer de nouveaux univers, et non de découvrir les univers pré-existants.

Les exemples de cette approche créatrice sont nombreux : c’est Swatch par exemple, qui refuse dans les années 90 de souscrire au constat universel que l’industrie horlogère Suisse n’a plus d’avenir. C’est encore Starbucks qui se lance alors que toutes les études montrent un déclin constant du marché du café aux États-Unis depuis 20 ans. Aux analystes qui disent : « Le marché décline, il n’y a aucun intérêt à s’y lancer », Starbucks répond « Il décline parce que l’offre est mauvaise. Offrons un bon café et nous inverserons la tendance. » Ainsi, dans la logique effectuale, rien n’est jamais inéluctable, nous ne sommes pas prisonniers d’un futur déjà écrit ; au contraire, nous l’écrivons nous-mêmes, et tout est donc possible à l’heure où nous l’écrivons, une philosophie qu’avait esquissé le philosophe français Gaston Berger. La logique de contrôle signifie également que dans la démarche entrepreneuriale, c’est l’action qui est privilégiée à l’analyse. L’action est source de nouveauté mais aussi de transformation de l’environnement, elle n’est pas simplement un sous-produit de la démarche d’analyse, comme cela reste vrai dans la vision classique de la stratégie. Action, transformation et cognition sont étroitement liées.

Un projet viable

Sur la base de ces cinq principes, l’effectuation redéfinit quelques concepts-clés de l’entrepreneuriat, qui sont développés dans les paragraphes suivants.

■ Idée = N’importe quoi + Vous : Critiquant l’opinion dominante qu’il faut une grande idée pour entreprendre, et que la logique entrepreneuriale consiste donc à trouver une idée autour de soi, l’Effectuation estime au contraire que les idées de départ importent peu : elles sont souvent très simples et toujours très personnelles. L’idée de X ne signifiera peut-être rien pour Y. Il n’y a pas de bonne idée dans l’absolu, ce n’est pas en ce terme qu’il faut raisonner. Un projet entrepreneurial démarre par un individu placé dans une circonstance particulière, n’importe laquelle. Par « n’importe quoi », il faut entendre : une insatisfaction, une mauvaise surprise, une rencontre, un problème à résoudre, un choc. Ainsi, Muhammad Yunus, professeur d’économie au Bengladesh, fut très choqué de recevoir la visite d’un groupe de fermiers qui n’arrivait pas à emprunter un total de… 23 dollars.

■ Opportunité = Idée + Action : Insistant sur la nécessité d’agir pour penser, l’effectuation met en avant une vision dynamique de l’opportunité. Là encore, l’opportunité n’existe pas en elle-même, attendant d’être découverte par un individu visionnaire. Le plus souvent, l’opportunité est construite par l’action entrepreneuriale. Muhammad Yunus construit peu à peu l’opportunité du micro-crédit en allant visiter les différents acteurs du monde financier pour comprendre comment il est impossible d’emprunter 24 dollars. Comme souvent dans ce cas, il ne sait même pas qu’il est alors engagé dans une démarche entrepreneuriale.

■ Projet viable = Opportunité + Engagement de parties prenantes : Pour l’effectuation, un projet viable n’existe pas en soi. Un business plan n’est qu’un tas de papier s’il ne reflète pas une inscription du projet dans une réalité sociale. Pour qu’un projet soit viable, il faut donc qu’il suscite l’adhésion d’un nombre croissant de parties prenantes – partenaires, employés, clients, etc. C’est cette dynamique sociale qui marque la viabilité du projet.

Le processus entrepreneurial

Ces différents concepts permettent de dessiner le processus entrepreneurial de l’effectuation. Un entrepreneur démarre fait face à des circonstances nouvelles en faisant l’inventaire de ses moyens – Qui il est, ce qu’il connaît, et qui il connaît. Il détermine des buts possibles à partir de ces moyens en interagissant avec son entourage. L’engagement d’une nouvelle partie prenante dans le projet apporte de nouveaux moyens, permettant ainsi de définir de nouveaux buts, plus ambitieux ; cet engagement apporte également des contraintes, obligeant le projet à se focaliser pour accommoder la partie prenante. Cet ajout de contrainte est fondamental pour la réussite du projet, la difficulté principale d’un projet étant souvent l’isotropie, c’est-à-dire la tendance à pouvoir partir dans toutes les directions. Ce double cycle d’augmentation de moyens et de contraintes est l’essence même de la démarche effectuale. Le processus est résumé dans la Figure 1.Figure 1

Figure 1

L’effectuation constitue en définitive une façon entièrement nouvelle de concevoir la démarche entrepreneuriale, beaucoup plus proche de la réalité et partant, beaucoup plus prometteuse pour développer l’entrepreneuriat. Pour autant, il ne faut pas opposer l’approche effectuale et l’approche causale. L’effectuation est pertinente pour les situations d’incertitude forte, dite incertitude « knightienne » du nom de l’économiste Frank Knight, comme les marchés entièrement nouveaux (pensez à Internet en 1991 où à la voiture électrique aujourd’hui), là où la planification et la prévision ne fonctionnent pas. Mais dans un projet entrepreneurial, tout n’est pas qu’incertitude. Par exemple, une startup qui commercialise une technologie existante sur un nouveau marché fait face à l’incertitude sur ce dernier, mais pas pour ce qui concerne la technologie.

Ainsi, les entrepreneurs combinent les approches effectuale et causale selon l’incertitude qui caractérise chacun des « domaines de décision » de leur projet. Dans l’exemple précédent, l’aspect technologique pourra ainsi être géré de manière causale (gestion de projet, planification, objectifs précis, etc.) tandis que l’aspect marché sera géré de manière effectuale (travail avec les parties prenantes notamment). Par ailleurs, dans un domaine de décision donné, l’incertitude tend en principe à diminuer au cours du temps et à rendre moins nécessaire l’approche effectuale (par exemple l’intérêt de clients potentiels pour le produit commence à être mieux connu). Au stade de la croissance, en particulier, lorsque les principaux éléments d’incertitude auront disparu – en partie, il faut l’espérer, suite à l’action de l’entrepreneur – un passage à l’approche causale, avec une démarche de planification plus forte, est pertinent. Ainsi, loin d’être opposées, les deux approches doivent être vues comme des compléments qui forment la boîte à outils de l’entrepreneur, chacune étant pertinente dans une situation donnée.

La théorie de l’effectuation est développée depuis dix ans maintenant, mais elle commence seulement à gagner en visibilité. Comme beaucoup d’innovations, sa diffusion a pris du temps. Ce n’est pas surprenant car elle prend à rebrousse-poil de nombreux principes fermement ancrés dans notre éducation, comme la nécessité d’avoir des objectifs clairs avant d’agir, ou celle d’avoir une méthode précise pour arriver à un résultat. Si les entrepreneurs s’y reconnaissent rapidement (« Eh, mais c’est ce que j’ai fait depuis le début ! »), d’autres publics, comme notamment les ingénieurs et plus généralement les français formés dans une culture cartésienne, sont parfois déroutés par ce qui leur semble être une absence de méthode et un manque de rigueur.

Malgré cela, l’effectuation connait un développement important et sans doute est-ce du à cette combinaison relativement rare de solidité théorique et d’intérêt pratique qui la caractérise. Dans le monde académique, le nombre d’articles qui y font explicitement référence augmente, y compris dans les meilleures revues. Une première conférence internationale sur l’effectuation a été organisée à EMLYON en décembre 2011 en présence de Saras Sarasvathy et Stuart Read, deux des chercheurs principaux du domaine. On y a abordé les questions de recherche mais aussi d’enseignement. La prochaine conférence est prévue en juin 2013.

L’effectuation a également gagné en visibilité chez les praticiens, la reconnaissance qu’un projet entrepreneurial n’est pas planifiable dans ses premières étapes étant désormais acquise aussi bien chez les entrepreneurs que chez les investisseurs. Le succès d’un ouvrage comme « Lean startup », qui défend une approche entrepreneuriale par itérations rapides, en atteste.

La publication de l’ouvrage de référence, Effectual Entrepreneurship [1]Read, S., Sarasvathy, S., Wiltbank, R., Dew, N., Ohlsson, A.V,…, en 2010, a marqué une étape importante pour rendre accessible la démarche aux praticiens. Écrit par les auteurs principaux de l’effectuation, ce livre est à la fois solidement théorique et très pratique. Il est utile aussi bien aux chercheurs qu’aux praticiens, et sa lecture est indispensable au créateur d’entreprise. En plus, ce qui ne gâte rien, il est plein d’humour, bourré d’exemples concrets, très agréable à lire, sous un format magazine avec des encarts.

Cet ouvrage constitue donc un point d’entrée idéal pour ceux qui souhaitent découvrir l’effectuation. Plus académique, mais très accessible, l’article fondateur de Saras Sarasvathy, « Causation and Effectuation » paru en 2001 [2]Sarasvathy, S. (2001) « Causation and effectuation : toward a… et qui synthétise ses travaux de recherche, est également un point d’entrée incontournable. Le site Web officiel de l’effectuation [3]www.effectuation.org. offre de nombreuses ressources pour les chercheurs et les enseignants, comme des vidéos, des cas, des présentations Powerpoint de cours, etc. Pour les lecteurs francophones, le blog de l’auteur de ces lignes offre plusieurs articles expliquant les principaux aspects de l’effectuation.

Au final l’effectuation enrichit notre façon de théoriser mais aussi de pratiquer l’entrepreneuriat. Au-delà de son intérêt théorique et pratique, l’effectuation séduit parce qu’elle promeut une vision délibérément optimiste de l’entrepreneuriat : en posant que les entrepreneurs sont des gens comme les autres, que leur approche peut être formalisée, et donc apprise, elle nous enseigne que tout le monde, vraiment tout le monde, peut devenir entrepreneur, mais chacun à sa manière. En ces temps de crise économique et sociale, c’est un message qui mérite d’être entendu.

Cet excellent article de Philippe Silberzahn publié initialement dans Entreprendre & Innover N° 15 est à relire ici sur cairn.info.

Notes

  • [1]Read, S., Sarasvathy, S., Wiltbank, R., Dew, N., Ohlsson, A.V, (2010) Effectual Entrepreneurship, Routledge.
  • [2]Sarasvathy, S. (2001) « Causation and effectuation : toward a theoretical shift from economic inevitability to entrepreneurial contingency », Academy of Management Review 26, pp. 243-263.
  • [3]www.effectuation.org.
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