« Pour atteindre un but, il faut l’abandonner »

À trop vouloir réussir, nous finissons souvent par échouer. Dany Gerbinet, spécialiste en thérapie stratégique, nous invite à nous méfier du volontarisme et à nous inspirer de la philosophie taoïste du non-agir.

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Vous dites que « la poursuite acharnée de nos objectifs entraîne des effets désastreux ». Pourquoi ?

Dany Gerbinet : Quand nous nous focalisons sur un objectif, le champ de nos perceptions se rétrécit : la conscience, obnubilée par le but à atteindre, ne prend en considération que les informations qu’elle juge nécessaires à sa réalisation. Elle ne perçoit plus les contextes plus larges. Par exemple, un homme d’affaires peut développer son entreprise, ce qui est son but, et s’étonner qu’un jour sa femme demande le divorce. Il y a eu des signes avant-coureurs, mais il ne les a pas perçus. Par ailleurs, la poursuite de nos buts conscients nous pousse dans une logique linéaire : « Si je parviens à ceci, alors je pourrai passer à cela. » Nous entrons dans un plan séquencé dans lequel nous franchissons un obstacle après l’autre, jusqu’à l’objectif. Cela comporte des effets pervers car, comme l’expliquait Gregory Bateson [1904-1980,ndlr], fondateur de l’approche systémique, « les problèmes les plus importants en ce monde viennent d’une différence entre la façon dont les hommes pensent et celle dont la nature fonctionne ». Nous raisonnons de manière linéaire alors que la nature fonctionne selon des processus circulaires : toute action produit des effets en retour, des feed-back. Pour revenir à la question du but et de nos stratégies : ce qui nous apparaît comme des lignes droites ne sont en fait que des portions de cercle. Ne pas prendre en compte cette circularité expose à des déconvenues.

Quelles réponses les philosophies orientales nous apportent-elles ?

Dany Gerbinet : Ma réflexion est partie d’une phrase de Gregory Bateson sur le taoïsme : « Pour atteindre le but, il faut l’abandonner. » L’issue philosophique, spirituelle du taoïsme à cette problématique du but repose sur le non-agir : il s’agit de se dépouiller progressivement de toute intentionnalité. Là où l’approche occidentale préconise la planification, le taoïsme prône l’utilisation du potentiel de la situation. Lorsque nous avons un objectif en tête, il recommande de repérer dans notre environnement les ressorts sur lesquels nous pourrions nous appuyer, les ressources à notre disposition, les processus de changement naturellement à l’œuvre ; de les utiliser au mieux, de les combiner à nos actions pour atteindre la situation que nous désirons.

Devons-nous cesser de nous fixer des objectifs ?

Dany Gerbinet : Non, nous devons plutôt nous débarrasser de la volonté que nous leur accolons. Toutes nos actions sont en général orientées vers un but. Ne pas en avoir impliquerait de pouvoir vivre en permanence dans le moment présent, sans se projeter dans l’avenir. C’est humainement très difficile. En revanche, nous pouvons privilégier des objectifs qui reposent sur le désir plutôt que sur la volonté. Je demande souvent à mes patients : « Vous “voulez” arriver à ça ? Ou vous avez “envie” d’arriver à ça ? » La volonté témoigne souvent d’une démarche logée dans notre conscience réflexive. Elle s’appuie sur des notions abstraites, des valeurs. Elle se situe plus du côté de l’éducation, de ce que notre famille et la société ont inscrit en nous. Le désir résulte au contraire des expériences qui se tissent entre nous et le monde, des expériences matérielles, charnelles, sensibles que nous avons pu réellement faire. Je peux dire : « Je veux me marier. » Ou voir passer une jolie femme dans la rue et me dire : « Ah ! Super ! » Dans ce second cas, c’est le désir, l’envie issue de ce que je suis en train de vivre qui s’exprime, tandis que dans le premier, c’est une conviction que j’ai dans ma tête. Le bon objectif est celui qui surgit du désir, c’est-à-dire d’une interaction entre mon environnement et moi, pas de mes constructions mentales.

Que se passe-t-il lorsque nous suivons notre volonté plutôt que notre désir ?

Dany Gerbinet : Souvent, les patients viennent me voir parce qu’ils ne parviennent pas à régler un problème : difficulté dans leur couple, troubles obsessionnels compulsifs, dépression, etc. Ils m’expliquent leurs difficultés et, de manière générale, leur objectif est de se débarrasser du problème qui les amène. Pour moi, cet objectif est louable. Je pars du principe qu’ils savent mieux que moi ce à quoi ils veulent arriver. En revanche, ce que j’observe, c’est que les moyens qu’ils mettent en œuvre aggravent le problème parce qu’ils se forcent. Quand des individus poursuivent des buts conscients dans une sorte de combat, leur attitude produit des effets contre-productifs, source de grandes souffrances. Plus nous luttons contre des résistances, plus nous les amplifions.

Mais alors, que faut-il faire ?

Dany Gerbinet : Les problèmes se règlent quand nous renonçons aux solutions inadéquates. Quand mes patients se retrouvent plongés dans des situations douloureuses, j’essaye de les amener à envisager ce qu’ils feraient s’ils étaient obligés d’abandonner leurs objectifs. Je tente de leur faire lâcher prise. Et je constate que, lorsqu’ils renoncent à se forcer, ils atteignent leur objectif. Pour reprendre l’expression du philosophe François Jullien, il y a des transformations silencieuses qui échappent tant à notre volonté qu’à notre contrôle. Lutter contre les processus en cours est vain. Mieux vaut se laisser guider par nos envies. Et faire confiance à nos ressources personnelles et à celles de l’environnement pour apporter des solutions. Les problèmes se règlent par le lâcher prise, qui implique de renoncer aux attitudes volontaristes.

Pouvez-vous donner un exemple ?

Dany Gerbinet : Si je veux que mon fils arrête de sécher les cours, si rien ne change quand je le punis en le privant d’écrans, de sorties, si notre relation se dégrade de plus en plus, pourquoi ne pas agir autrement ? Je peux, par exemple, le responsabiliser en disant : « Fais comme tu veux. Mais il faudra que tu assumes l’échec de ton année. Il faudra peut-être que tu bascules vers l’enseignement professionnel. » Généralement, des interventions de ce type amènent l’enfant à reprendre sa scolarité en main. Quand la poursuite acharnée de nos objectifs fait que les obstacles s’amoncellent, nous pouvons chercher une issue dans le compromis. Si notre quête provoque des souffrances pour notre entourage et nous-mêmes, alors autant la modifier, cesser de faire de notre but conscient un enjeu vital. Au lieu de lutter contre les flots, mieux vaut-nous laisser porter par eux, apprendre à utiliser les courants porteurs pour nous diriger là où nous voulons arriver. C’est moins douloureux que de s’épuiser à se battre. Renoncer à l’acharnement pour suivre nos inclinations naturelles nous permet d’atteindre nos objectifs d’une façon plus écologique et, surtout, plus heureuse.

Un article que vous pouvez retrouver sur le site de Psychologies.com ici

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