Transformation : Déjouer la rationalisation de l’impuissance par de petites victoires

La plupart des transformations sont difficiles parce que les individus ont conclu de leur expérience qu’ils ne pourraient rien changer. Ils ont développé une rationalisation de leur impuissance. Tant que cette rationalisation n’est pas remise en cause, aucun autre effort ne portera ses fruits. Comment faire?

L’une des notions les plus importantes dans la psychologie collective est celle de « lieu de maîtrise » ou « lieu de contrôle » (en anglais : locus of control). Le lieu de contrôle est la mesure dans laquelle les gens croient qu’ils ont la capacité d’influencer leur vie, par opposition aux forces extérieures (hors de leur influence). Le « lieu » d’une personne est qualifié d’interne lorsque celle-ci croit qu’elle peut influencer sa propre vie ou d’externe lorsqu’elle croit que sa vie est contrôlée par des facteurs extérieurs qu’elle ne peut pas influencer (autres personnes, hasard, chance, forces divines, société hostile, etc.). Il s’agit bien évidemment d’une croyance : je crois que je ne peux rien faire sans l’aval de mon chef, mais peut-être n’est-ce pas vrai ; c’est un modèle mental que j’ai développé et qui me bloque. Mon chef, de son côté, se lamente peut-être de ma passivité, sans savoir comment me le dire.

Parfois, un accident force quelqu’un à prendre sa vie en main, comme pour Madame Tao, une Chinoise quasi illettrée jetée à la rue du jour au lendemain à la suite de la mort subite de son mari, qui a survécu en cuisinant du riz pour les étudiants du coin et qui, de petites victoires en petites victoires, a fini par créer une entreprise vendant Lao Gan Ma, une sauce épicée, dans le monde entier et devenir une véritable star dans son pays. Mais, faute d’un tel événement, beaucoup de personnes peuvent rester dans un état de résignation toute leur vie.

Cette notion de lieu de contrôle est très importante, parce que nous pensons que les gens n’évaluent leur capacité à changer une situation qu’après avoir analysé celle-ci. Confrontés à un problème, ils essaieraient d’abord de le comprendre et de voir comment ils pourraient le résoudre, puis ils imagineraient une ou plusieurs solutions possibles. Ils évalueraient ensuite la faisabilité de chacune d’entre elles, et peut-être également ses chances de succès, puis ils choisiraient la meilleure pour la mettre en œuvre. Cela semble très logique, mais les gens ne font pas du tout comme cela. S’ils croient qu’ils n’ont pas le pouvoir de résoudre un problème ou de changer une situation insatisfaisante, autrement dit si leur lieu de contrôle est externe, alors ils cessent d’y penser. Ils se résignent. Ce n’est que lorsqu’ils pensent avoir une véritable capacité d’influence qu’ils commencent à réfléchir au problème. C’est assez rationnel au fond : pourquoi dépenser de l’énergie à réfléchir à un problème, si l’on pense que, de toute façon, on ne pourra pas le résoudre ?

Tous des cancres (Le cancre, Harold Copping, Source: Wikipedia)

La conception selon laquelle on n’évalue la capacité à résoudre un problème qu’après avoir analysé celui-ci traduit une pensée cartésienne qui est très éloignée de la réalité : elle suppose, entre autres, que chacun se sente a priori capable de résoudre les problèmes auxquels il est confronté et qu’il y ait forcément une solution, pourvu qu’on fasse l’effort de la chercher. Mais ce n’est pas le cas. Des années passées à faire face à un même problème entraînent une forme de rationalisation ; les gens se sont habitués et bien souvent ne voient même plus la situation comme un problème, mais simplement comme leur réalité. Ils ont développé des stratégies pour « faire avec » et s’en accommoder. C’est la condition de leur confort psychologique, parfois même de leur survie. Ils développent ainsi une impuissance apprise, une expression proposée en 1975 par le psychologue Martin Seligman.

La grande ombre qui plane sur les efforts de transformation organisationnelle est donc la rationalisation de l’impuissance, c’est-à-dire les raisons que chacun se donne pour conclure que l’initiative est vaine ou impossible : « Untel a essayé et s’est fait licencier », « On a déjà essayé et ça n’a pas marché », « À mon niveau je ne peux rien faire », « On a toujours fait comme ça ici. » Les rationalisations sont présentées comme des évidences, des faits tirés de l’expérience, des choses indiscutables, logiques, pragmatiques, réalistes. Elles sont très importantes parce qu’elles procurent à celui qui les élabore un confort psychologique : il peut conclure que rien n’est de sa faute ni de son fait.

Petites victoires contre rationalisation de l’impuissance

Comment sortir de ce blocage? Le sociologue et militant Saul Alinsky nous offre une piste. Il raconte son travail avec un groupe d’activistes d’un ghetto noir dans les années 70. Quelques années auparavant, suite à une dispute obscure, les habitants avaient chassé les infirmières municipales du quartier. Mais, rapidement, l’absence de ces dernières s’était fait sentir, notamment sur la santé des enfants qui n’étaient plus suivis. Les habitants, ayant oublié l’incident, se plaignaient, fustigeaient les services sociaux, mais ne faisaient rien. Alinsky propose alors au groupe de venir protester au service médical de la ville pour exiger le retour des infirmières. Il sait pertinemment que la municipalité attend désespérément de pouvoir les renvoyer. Il a cependant besoin que son groupe voie le retour comme une victoire arrachée de haute lutte à une administration hostile. Il doit donc déployer des trésors d’habileté durant la discussion pour empêcher la responsable de dire que cela ne pose aucun problème: « Madame, nous exigeons la reprise de ces visites ! » Approbation bruyante du groupe. « Mais monsieur c’est ce que j’essaie de… » « Madame, pas de discours, nous voulons un oui et rien d’autre, alors c’est oui ? » « Oui monsieur… » « Victoire ! »

C’est une petite victoire. L’intérêt des petites victoires est évident ici : elles sont à la portée de chacun, c’est d’ailleurs pour cela qu’elles sont conçues. Elles permettent de convaincre les acteurs qu’ils ont un pouvoir d’influence. Dès lors qu’ils sont convaincus d’avoir ce pouvoir, ils se mettent à réfléchir à la situation et à envisager d’agir. Ils vont se dire : « En fait, je peux faire des choses dans mon environnement ; elles ne sont peut-être pas très importantes, mais au moins, c’est moi qui les contrôle. »

Commencer par une victoire, si petite soit-elle

Une petite victoire donne le sentiment que le progrès est possible, ce qui augmente la confiance et la motivation pour rechercher d’autres petites victoires, ramenant le lieu de contrôle vers soi-même. Les gens commencent alors à s’intéresser sérieusement au problème, car l’effort qu’ils font n’est plus sans espoir; leur investissement devient rationnel. Cela est valable même lorsque le premier résultat est minime et concerne un aspect banal de l’environnement de travail.

Celui qui veut changer les choses doit donc s’inspirer d’Alinsky et agir en catalyseur pour permettre aux gens d’avancer en supprimant les obstacles qu’ils rencontrent. Il est absolument crucial que les premières actions se traduisent par des victoires. Tout doit être fait pour que ce soit le cas, et en particulier réduire l’ambition des initiatives. Il faut le répéter, car c’est totalement contre-intuitif. Mon expérience est que sans une discipline de fer à cet égard, même des activistes bien au fait de la notion de petite victoire sont inconsciemment amenés à faire le contraire, à viser haut, minant ainsi rapidement leur effort par des échecs qui auraient pu être évités.◼︎

Cet article est adapté de mon ouvrage Petites victoires: et si la transformation du monde commençait par vous? paru aux éditions Diateino. Pour en savoir plus sur Madame Tao, lire mon article: L’entrepreneuriat pour tous: la belle histoire de madame Tao.

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