Affaire Griveaux : un leader doit-il être irréprochable ?

L’affaire Benjamin Griveaux soulève de nombreux débats sur le respect de la vie privée, les frontières avec la vie publique, l’utilisation des réseaux sociaux et la morale.

L’objectif est de tenter de répondre à une question qui taraude les spécialistes, l’opinion publique et les leaders eux-mêmes : un leader doit-il être irréprochable ? Pour ce faire, il nous faut étudier les liens entre leadership, éthique et exemplarité. Le leadership a trait aux notions de pouvoir, d’autorité, d’influence et de capacité à entraîner des individus, qu’ils soient des dizaines ou des millions, vers des buts communs.

Il faut remettre en question cette sorte de grâce tombée du ciel, appelée charisme, et l’envisager de nos jours comme une construction sociale entre les individus, qui varie selon le contexte. Le retrait de la candidature de Benjamin Griveaux à la mairie de Paris, suite à la diffusion d’une vidéo à caractère pornographique l’impliquant témoigne de ce mécanisme sous-jacent au le leadership.

« Benjamin Griveaux retire sa candidature à Paris » (Le Parisien, 14 février 2020).

 

Le leadership : une notion protéiforme

Le leadership est à la fois le résultat de traits spécifiques au leader (personnalité, histoire personnelle, comportement), d’un processus social issu des relations avec les autres (électeurs, collaborateurs, suiveurs), et des caractéristiques de la situation (société, mœurs, lois, aléas) où il est exercé. Il y a donc plusieurs éléments centraux dans cet étrange phénomène humain et social qu’est le leadership :

  • Tout d’abord, la relation implique que le leader affecte les autres et est affecté par les autres. Ensuite, le leadership implique des mécanismes d’influence sur autrui, tel que la morale (en utilisant les valeurs auxquelles le leader adhère) ou l’affectif (en jouant sur les sentiments).
  • Le leadership est aussi transformation ; le leader est celui capable de créer le changement. Le leadership requiert un certain pouvoir, fondé soit sur la personne (expertise, référence), soit sur la position hiérarchique. Il doit aller de pair avec le sens des responsabilités.
  • Enfin, le leadership inclut les buts communs ; « communs » signifie que le leader et les suiveurs ont une ambition mutuelle, et que le leader a besoin des autres pour atteindre les buts choisis.

Légalité, moralité et éthique du leader

Il nous faut ici rappeler la différence entre ce qui est légal, moral, éthique ou simplement erroné. La légalité, c’est le respect des lois. Benjamin Griveaux n’en a enfreint aucune.

Quant à la morale, elle est l’ensemble des principes à dimension universelle et absolue ; ces principes sont fondés sur la distinction entre le bien et le mal (par exemple : « Tu ne tueras point »). Benjamin Griveaux n’a pas été immoral.

L’éthique, elle, est relative et subjective : elle intervient là où la loi est impuissante (par exemple : jeter un papier en forêt, consommer du homard à un dîner payé par l’argent public, employer son épouse comme attachée parlementaire). L’éthique englobe la morale en la personnalisant et en la contextualisant.

Tuer un terroriste quand on est gendarme est légal et éthique. Aider un migrant en perdition en mer n’est pas forcément légal, mais éthique. Accepter des costumes en pleine campagne présidentielle n’est pas illégal, mais sûrement non éthique. L’éthique crée de la passion et des interrogations.

Sur les costumes offerts, Fillon ne se sent « en aucun cas redevable » (BFMTV, 6 avril 2017).

La démission de Benjamin Griveaux est-elle justifiée ?

L’erreur ne relève ni de la loi, ni de l’éthique. Se masturber n’est pas une erreur. En revanche, poster une « vidéo masturbatoire » sur un réseau social, quand on est ministre ou chef d’entreprise, c’est une erreur. Imaginons qu’un proviseur de lycée ait envoyé la vidéo à la place de l’ex-porte-parole du gouvernement. Comment aurait-il pu ensuite remplir sereinement sa mission face aux élèves et leurs parents ?

« Des hommes et des femmes ordinaires »

Nous ne pouvons attendre des leaders qu’ils aient la pureté morale et qu’ils soient des saints. Diriger ou gouverner est une activité moralement dangereuse. Car les leaders doivent repousser les compromissions morales nécessaires à l’efficacité dans leur mission.

Ils sont, plus que les autres, exposés aux tentations, problèmes éthiques ou erreurs, parce qu’ils ont plus de pouvoir, doivent prendre plus de décisions et rendre plus compte de leurs résultats. Ils sont perpétuellement sous les feux des projecteurs. Leurs actes sont soigneusement examinés par les suiveurs et les observateurs extérieurs, souvent à la recherche d’un message ou d’une intention cachés.

La plupart des leaders ne sont ni des psychopathes pervers, avides de pouvoir, ni des saints altruistes. Ils ne sont souvent ni charismatiques (détenteurs de qualités exceptionnelles), ni transformationnels (capables de conduire le changement). Ce sont souvent des hommes ou des femmes ordinaires (« normaux ») à la tête d’organisations, qui commettent, eux aussi, des erreurs cognitives, morales et émotionnelles, intentionnelles ou involontaires.

Le philosophe alsacien Albert Schweitzer disait : « L’exemplarité n’est pas une façon d’influencer les autres. C’est la seule ». Les comportements exemplaires parlent plus fort que les mots. Un des moyens pour influencer l’engagement des autres est de montrer l’exemple dans toutes les interactions quotidiennes avec eux. Un leader qui demande aux autres de respecter des standards doit lui-même s’y conformer.

Les valeurs affichées par un leader doivent s’incarner dans son comportement de tous les jours, pas seulement quand cela lui est commode. D’ailleurs, Benjamin Griveaux a joué de sa vie familiale dans les médias pour se doter d’une image empathique et sympathique.

L’exemplarité, c’est avant tout être en cohérence avec les valeurs affichées. Faire en sorte qu’il n’y ait pas d’écart entre ce que l’on dit et ce que l’on fait.

Trop d’exigences envers les leaders

Beaucoup de gens pensent que les leaders doivent être irréprochables et posséder des niveaux de moralité plus élevés que les autres. Mais alors, si cette thèse est vraie, est-il normal que les autres vivent avec des niveaux de moralité plus bas ? Par ailleurs, est-ce vraiment éthique de demander aux leaders d’être plus éthiques qu’on ne l’est soi-même ? Étrangement, si on demande aux leaders d’être parfaits, alors presque personne ne sera qualifié pour être leader.

Par exemple, qui parmi les leaders, et qui parmi nous, pourrait se targuer de n’avoir jamais menti, de n’avoir jamais prononcé une parole désagréable ou de n’avoir jamais renié une promesse ? Paradoxalement, quand nous exigeons trop des leaders, nous augmentons le risque d’être déçus par eux. Si les standards sont inaccessibles, les gens arrêtent de vouloir les atteindre. On pourrait même finir avec une pénurie de personnes compétentes acceptant d’occuper des postes de leader, parce que nous attendons trop d’eux sur le plan moral ou comportemental.

Plus qu’une simple conformité à la loi

Mais attention, nous fixons des standards moraux ou comportementaux trop bas aux leaders quand nous leur demandons d’être simplement en conformité avec la loi. Ou quand nous espérons qu’ils soient juste moins immoraux que leurs prédécesseurs. Un chef d’entreprise peut respecter la loi, mais peut se conduire de façon profondément immorale dans la manière de diriger ses équipes : agressivité, humiliation, appropriation du travail des autres, dissimulation. Les lois n’embrassent pas l’étendue et la complexité de l’éthique.

Un élu peut respecter la loi et posséder des valeurs familiales beaucoup plus fortes que son prédécesseur, mais ne rien faire pour aider les pauvres dans sa commune. Ne pas se soucier des sans-abri n’est pas un délit vis-à-vis de la loi, mais est-ce moral ? Si les standards sont trop bas, le cynisme s’installe parmi les leaders et les suiveurs.

En théorie, les leaders et les suiveurs devraient avoir la même éthique et le même droit à l’erreur, ni plus ni moins. Mais, ce que l’on peut attendre des leaders, c’est qu’ils fassent plus d’efforts que nous, qu’ils déploient toute leur énergie et vigilance pour respecter les lois, les normes et l’éthique, et pour faire moins d’erreurs.

C’est cela le cœur de l’exemplarité : tout mettre en œuvre pour être exemplaire. Les « premiers de cordée » doivent tout faire pour échouer moins que les autres à satisfaire les standards éthiques et comportementaux, tout en poursuivant et atteignant les buts de l’organisation. Mais ils ne peuvent être ni des saints, ni des héros irréprochables.

Phillippe Villemus, Professeur chercheur en marketing et leadership, Montpellier Business School – UGEI

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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