La spiritualité, votre nouvel allié pour manager ?

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Elle a voulu notre corps à l’ère taylorienne, réclamé notre cœur et nos émotions dans les années 2000, l’entreprise exigera-t-elle demain notre âme ? Un nouveau courant la presse en effet de se renouveler pour adopter un management tourné davantage vers des valeurs spirituelles.

La spiritualité fait vendre. Témoin, le succès rencontré auprès du grand public par les livres de Frédéric Lenoir (L’Âme du monde, Petit Traité de vie intérieure… ) ou encore ceux de Laurent Gounelle (L’homme qui voulait être heureux, son premier opus, a été un best-seller mondial, traduit en 25 langues). On ne compte plus le nombre d’ouvrages et d’applications smartphone traitant de la méditation de pleine conscience. Et nos cinémas font salle comble avec des films comme Des hommes et des dieux – sur le martyre des trappistes de Tibhirine tandis que les conférences du moine bouddhiste Matthieu Ricard sur les thèmes de l’altruisme et de la sagesse affichent complet.

PRÉOCCUPATIONS VERTUEUSES. Dans nos sociétés de consommation où l’univers matériel est roi, les individus retrouvent donc l’appétit pour des nourritures (plus ou moins) spirituelles, censées les aider à mieux se connaître, à guider leurs vies avec davantage de discernement et de sagesse, à établir des liens plus épanouissants avec leur environnement… Une spiritualité qui peut relever de croyances religieuses, mais qui apparaît aussi comme un refuge individuel dans un contexte social et économique tendu.

L’entreprise n’échappe pas à ce mouvement de fond. Le spiritual leadership – un concept très en vogue aux États-Unis depuis une dizaine d’années – commence à toquer à la porte des firmes françaises. C’est Louis W. Fry, professeur à l’université du Texas, qui a popularisé cette notion à travers la publication, en 2003, d’un article fondateur (1). Il y explique la nécessité d’imaginer une forme de leadership qui dépasserait la simple quête du profit pour viser des objectifs plus globaux et plus vertueux.

MODÈLES DE SAGESSE. Si l’article du chercheur américain a fait date en définissant très clairement un nouveau mode de management, il s’inscrit néanmoins dans un courant de pensée plus ancien : les théoriciens ont été nombreux, avant Louis W. Fry, à réfléchir sur des modèles de leadership similaires. Dans les années 1970, Robert K. Greenleaf a, par exemple, développé le modèle du servant leadership (dans lequel le leader n’est là «que» pour servir ses collaborateurs). Lui ont succédé plus récemment les modèles du wise leadership (ou leadership sage) de Mark Strom, du suited monk leadership (expression difficilement traduisible, mais qui rapproche la figure du leader de celle du moine) de Raf Adams et Mike J. Thompson, ou encore les travaux du consultant britannique Richard Barrett sur le thème des valeurs. Sous des noms divers, ces écoles préconisent certains concepts communs tels que le mode de décision participatif, le respect et l’autonomie des collaborateurs, le dialogue et le partage, au détriment du management par la pression et les ordres…

En France, Catherine Voynnet-Fourboul, maître de conférences à l’université Panthéon-Assas Paris 2 et directrice du Master Exécutive du Ciffop, est une des rares spécialistes du sujet, auquel elle a consacré un ouvrage, Diriger avec son âme. Leadership et spiritualité (2).Cette chercheuse a interrogé des dirigeants français, marocains et britanniques sur le rôle de la spiritualité dans l’exercice de leur fonction. De quelle manière cette recherche de sens – en lien étroit avec l’éthique et centrée sur l’intériorité, la cohérence, l’harmonie et le détachement – les aide-t-elle à diriger leur entreprise ? Comment cette spiritualité se manifeste-t-elle, alors que la notion même semble contradictoire avec l’idée de business ?

INTELLIGENCE SPIRITUELLE. Catherine Voynnet-Fourboul s’est particulièrement intéressée aux situations de forte pression auxquelles sont confrontés ces dirigeants. Il en ressort qu’au moment d’une prise de décision importante ces derniers savent adopter une certaine hauteur de vue et prendre du recul. Au lieu d’afficher une volonté de contrôle, ils optent pour une posture d’ouverture et d’acceptation avec, in fine, une meilleure capacité à réfléchir et à agir (3).

Après l’intelligence émotionnelle – vantée par Daniel Goleman dans les années 1990 -, voici donc venu le temps de l’intelligence spirituelle et de son pendant, le quotient spirituel (QS ou SQ en anglais). La conférencière Danah Zohar et le psychiatre Ian Mar shall ont consacré un ouvrage à ce sujet : SQ. Spiritual Intelligence, the Ultimate Intelligence (4). Selon eux, l’intelligence spirituelle est – entre autres choses – celle qui nous permet de rêver et de nous battre pour les valeurs qui nous sont chères, avec persévérance et patience. Le chercheur Mike George apporte un complément à cette définition, l’intelligence spirituelle relevant, selon lui, de la capacité à puiser dans ses ressources internes profondes, à s’adapter, à faire preuve d’intégrité et d’exemplarité (5).

ALTRUISME ET HUMILITÉ. Dans un article intitulé The Spiritual Dimension in Leadership at Dilmah Tea (6), trois professeurs en management pointent une autre spécificité comportementale : un altruisme qui se traduit par une ouverture et une bienveillance envers autrui. De manière concrète, en entreprise, ces patrons spirituels hors norme (et encore très peu nombreux) seraient plus enclins à l’empathie. Loin des chefs à l’ego boursouflé, ils feraient ainsi preuve d’humilité et auraient la sagesse de prendre soin de leurs équipes. Ce mode de management rejaillirait sur la qualité de vie au travail, le bien-être psychologique des collaborateurs et leur engagement.

Autant d’éléments qui ont été mis en lumière dans l’enquête menée par le promoteur du spiritual leadership, Louis W. Fry, dans des lieux aussi divers que des écoles, des unités militaires et des organisations publiques, privées et sociales. Dans cette étude, le chercheur consultant constate également une amélioration de la productivité et une augmentation des chiffres de vente. Le leadership spirituel ne tourne donc en aucune façon le dos à la notion de performance économique. Cet objectif est maintenu, tout en étant encadré par une éthique qui se déploie tant sur le plan humain qu’à l’échelle environnementale. Selon l’entrepreneur social Joël Van Cauter, qui travaille à une thèse sur la sagesse, «un CEO engagé sérieusement dans un cheminement spirituel ne peut donc qu’œuvrer pour que sa firme soit citoyenne, c’est-à-dire qu’elle ait une réelle valeur ajoutée humaine, collective et environnementale, au-delà du profit financier (7)».

DÉVELOPPEMENT DURABLE. Le courant du leadership spirituel s’inscrit donc dans le cadre de la responsabilité sociale et sociétale de l’entreprise et dans la logique du développement durable, autant de thèmes qui sont aujourd’hui chers à la jeune génération arrivant sur le marché du travail.

Plus que jamais, celle-ci semble avoir besoin de chefs qui s’engagent dans cette voie, en allant au-delà de la mise en place de procédures et en favorisant des notions comme l’équilibre, l’harmonie et la stabilité, vues comme autant de remparts face aux changements de l’environnement. Et ce d’autant plus que l’entreprise moderne est souvent vécue comme le lieu par excellence de la violence sociale : un endroit où l’on peine parfois à trouver du sens à sa journée, où rester présent à soi-même et ouvert à ses collègues relève d’une gageure.

RISQUE D’INSTRUMENTALISATION. S’il semble séduisant, le modèle a pourtant ses limites. Il est d’abord (encore une fois) présenté comme la meilleure façon de faire, comme un concept supérieur à tous les précédents, le one best way venant des États-Unis. Et les consultants avides de nouveautés le vendent déjà en annonçant qu’il va changer profondément les organisations… Mais la spiritualité n’est-elle pas avant tout un cheminement individuel, bien plus qu’un modèle d’entreprise applicable à un groupe d’individus ?

Dernier bémol : l’adoption de ce nouveau mode de management pourrait n’être qu’un effet de mode. Gare, alors, à l’instrumentalisation et à l’emploi naïf du concept ! Il ne suffit pas de proposer des cours de méditation ou de yoga pour devenir une entreprise attrayante qui se soucie de spiritualité.

QUATRE SAGES ET MENEURS D’HOMMES… POUR S’INSPIRER

Joindre l’action pragmatique à une exigence éthique, c’est la démarche qui guide tout leader spirituel. Dans sa thèse La Pensée sage. Esquisse d’une sagesse politique, le philosophe et entrepreneur social Joël Van Cauter a analysé le parcours et l’ œuvre de personnages historiques qui ont exercé des responsabilités, tout en étant reconnus pour leur sagesse.

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– Confucius (551-479 avant J.-C.) est un philosophe chinois.

Son enseignement a donné naissance au confucianisme. Cette doctrine politique et sociale prône un système de valeurs dont le but est l’harmonie des relations humaines. Plaçant l’humanisme au centre de sa philosophie, il a fondé une morale positive autour du concept central de ren, la bienveillance, dont la pratique a pour norme li, la moralité.

– Marc-Aurèle (121-180) est un philosophe stoïcien et également un empereur romain…

Sa philosophie confronte ses obligations politiques avec les valeurs que ses maîtres stoïciens lui ont enseignées. Extrait de son unique ouvrage Pensées pour moi-même : «Que la force me soit donnée de supporter ce qui ne peut être changé et le courage de changer ce qui peut l’être, mais aussi la sagesse de distinguer l’un de l’autre.» A méditer…

– Montaigne (1533-1592) est un penseur de la Renaissance, deux fois maire de Bordeaux.

Il intercéda auprès des belligérants pour ramener la paix durant les guerres de Religion. Dans ses Essais, il explore le psychisme humain, en s’étudiant lui même et en découvrant ses besoins et sa nature. Une réflexion à la portée universelle.

– Gandhi (1869-1948) fut l’artisan majeur du mouvement pour l’indépendance de l’Inde.

Surnommé Mahatma («la Grande Ame» en sanskrit), Gandhi fut le théoricien de la résistance à l’oppression britannique par une désobéissance civile de masse fondée sur la non-violence.

Un article de Michel Barabel et Olivier Meier, directeurs du laboratoire Dever Research, coauteurs de Manageor (Dunod) à retrouver sur le site de Capital ici

Propos recueillis par Eve Ysern

BIBLIOGRAPHIE :

1. Louis W. Fry, «Toward a Theory of Spiritual Leadership», in The Leadership Quarterly, vol. 14, no 6, 2003, pp. 693-727.

2. Catherine Voynnet-Fourboul, Diriger avec son âme. Leadership et spiritualité, EMS, 2014.

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