Un monde d’hommes et de nombres

Daniel Tammet est né le crivain, poète et hyperpolyglotte (il parle une douzaine de langues), chez qui on a diagnostiqué une épilepsie dans l’enfance, puis le syndrome d’Asperger à l’âge adulte. Il s’est fait connaître par sa synesthésie, un phénomène neurologique par lequel deux ou plusieurs sens sont associés. Daniel voit ainsi les nombres en couleur , ce qui est à l’origine de ses capacités de mémoire stupéfiantes. Le , il récite les 22 514 premières décimales de Pi en 5 heures, 9 minutes et 24 secondes, établissant un nouveau record européen.

Dans cette conférence, il nous parle avec génie de notre monde d’hommes et de nombres et de ce que nous, hommes, pouvons faire de ces nombres.

Les mathématiques sont partout, universelles. Nous baignons tous dans un monde d’hommes et de nombres.

Ce monde me convient parfaitement.

Pour moi, les nombres (tout comme les mots) ressemblent aux hommes: chacun a sa personnalité propre, chacun m’évoque un sentiment ou une image. Le chiffre quatre par exemple est timide, le chiffre onze brille intensément. 89 me fait penser à la neige qui tombe. La Joconde ne pourra jamais rivaliser avec la beauté du nombre Pi.

2030, cela vous dit quoi ?

Le futur déclenche en chacun de nous une avalanche d’images et d’émotions. Tout le monde y pense et beaucoup en parle. Certains beaucoup plus que d’autres comme si le futur était un être humain, soit leur meilleur ami ou leur pire ennemi.

Moi, je ne le connais pas. Je me souviens de l’histoire de l’écrivain britannique G. K. Chesterton selon lequel l’un des jeux favoris de l’humanité s’appelle « Enterrez le Prophète ». Ce jeu, consiste d’abord a écouter avec respect et attention les prévisions de tous les savants futurologues. Puis, lorsque leur mort arrive, inévitablement, on décide de les enterrer de facon la plus cérémonieuse. On s’empresse ensuite à faire tout le contraire de ce qu’ils avaient prévu. Ainsi fonctionnent les humains.

Quoi qu’il en soit, comme le rappelle cette histoire, une chose est certaine pour notre avenir à tous: …la mort ! Combien ici parmi nous vont voir l’an 2030 de leur propre yeux, le sentir, le toucher ? Combien ? 18 années nous séparent de cette échéance. C’est long ! C’est l’équivalent de toute une jeune vie.

Réfléchissons à notre avenir en 2030 à partir de la statistique. Disons que l’âge moyen des 1200 personnes ici présentes, les deux sexes confondus, est de 40 ans.

Selon une table de mortalité, 85 personnes ici présentes ne verrons pas 2030 !

D’après les statistiques, une de ces 85 personnes trouvera la mort derrière le volant.

Une autre mourra du tabagisme passif.

Un escalier qui grince ou le sol mouillé d’une salle de bains achéveront deux d’entre nous.

5 autres seront victimes de la bouteille.

6 personnes lâchées par leur cerveau.

8, par un corps trop gras.

La Faucheuse visitera 12 fumeurs.

Et plus de 40 personnes subiront les caprices de leur cœur ou les pinces d’un cancer.

Nos vies sont faites de la même étoffe que les statistiques, mais ces chiffres ne disent que la moitié. Car nous sommes aussi les créatures du hasard, des sentiments, et des rêves. Je vous donne un exemple.

Il y a trente ans, en 1982, un homme pensait lui aussi à l’avenir. Jusqu’alors il avait toujours rêvé de l’an 2000 – 18 ans l’en séparaient. Comme 18 années nous séparent de 2030. Voici ce qui s’est passé.

L’homme a 40 ans. Il s’appelle Stephen Jay Gould. C’est un paléontologue américain à la carriere brillante, l’un des biologistes les plus talentueux de notre siecle. C’est aussi un mari, un père de deux jeune fils, et un amateur de baseball et de biscuits.

Comment son médecin pouvait-il lui annoncer l’horrible nouvelle? On venait de lui découvrir une forme de cancer rare et incurable. Selon les calculs, il avait une médiane de huit mois à vivre. Tout à coup, même Noël et le Nouvel An paraissent désespérement lointain.

Et que fit Gould dans cette situation terrible? Il fit ce que font pratiquement tous ceux a qui on annonce une mauvaise nouvelle: il se lance fiévreusement à la recherche d’informations optimistes, même les plus minces, même les plus infimes. Il ne veux pas renoncer.

Huit mois. Gould réfléchit. Si la moitié de tous les patients atteints de même cancer mouraient moins de huit mois après avoir été diagnostiqués, cela signifiait que l’autre moitié vivait davantage. Certains vivaient encore des années.

Cette idée le réconforte. Son esprit s’y accroche. Il est encore jeune, habite les beaux quartiers. N’a pas d’autre probleme de santé. Il possède aussi une volonté d’acier, un tempérament égal et un vif désir de vivre. Ses chances de se retrouver dans le deuxieme groupe de patients lui semblent grandes.

Il n’aurait qu’une mort, pas des milliers, et la médiane n’avait a peu près rien à dire à ce sujet. Cela devint son mantra. Ses amis et sa famille lui demandent de s’expliquer. Les moyennes concernent les populations, pas les personnes, répond-il. Si je mourais mille fois, environ la moitié de ces morts auraient lieu dans moins de huit mois. Les morts de l’autre moitié suivraient une par une: des jours, des semaines, des mois, ou des années plus tard.

Qui peut dire ou se situera son unique mort, parmi les mille morts possibles ?

Les mois suivants sont pénibles et agités pour Gould, pleins d’ennui, de souffrance et d’épuisement. Son corps est exposé aux rayons, inondé de médicaments, soumis au bistouri. Il perd un tiers de son poids. Ses cheveux lui joue le mauvais tour de se détacher de son crane. Les heures de traitement, de solitude et de lassitude, s’entassant les unes sur les autres, l’affaiblissent et l’oppressent.

Et pourtant il survit. Son cancer connait une rémission. Deux ans après, il est assez bien portant pour écrire un long article ‘La Médiane n’est pas le message’. Dix ans après cette publication, il est encore solide. ‘J’appartiens’ dit-il ‘à un groupe très petit, très chanceux et très sélect: le groupe des premiers survivants d’un cancer jusque-la incurable’.

En l’an 2000 il est bien vivant et fait la fête. Sexagénaire, il publie sa plus grande oeuvre ‘La Structure de la théorie de l’évolution’, un pavé de 1300 pages. C’est le dix-septieme livre qu’il écrit depuis la découverte de son cancer il y a vingt ans.

Deux mois après la publication, sa mort personelle finit par arriver, résultat d’un deuxième cancer, sans relation avec le premier.

Alors, 2030 ? Finalement, personne ne peut déchiffrer un destin. L’essence de la nature humaine est dans son infinie variété.

« La variété » remarqua Gould, « est la réalité, pas un ensemble de mesures imparfaites visant une tendance centrale. »

A chacun, son avenir.

Vous pouvez aussi lire : Statistiques et pronostics : L’opinion du biologiste Stephen J. Gould – Go Management | Coaching, Conseil & Formation | Leadership & Transformation (go-management.fr)

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