Statistiques et pronostics : L’opinion du biologiste Stephen J. Gould

Le célèbre biologiste évolutionniste de l’Université de Harvard, Stephen Jay Gould, confronté à un cancer au pronostic très sombre, écrit en 1985 (3 ans après son diagnostic) un article important sur le sujet. Cet article est devenu célèbre dans les milieux anglophones de patients atteints du cancer et autres maladies dites incurables, car il explique précisément pourquoi les médianes obtenues sur les grands ensembles de patients ne permettent pas de donner des pronostics individuels.

La médiane n’est pas le message, par Stephen Jay Gould

«  Ma vie a récemment croisé, d’une manière toute personnelle, deux boutades célèbres de Mark Twain. L’une dont je parlerai à la fin de cet essai. L’autre (parfois attribuée à Disraeli), est qu’on peut convenir de trois formes de mensonges, chacune pire que la précédente : le mensonge, le mensonge, et les statistiques.

Prenons un exemple type de distorsion de la vérité par les chiffres – l’exemple aidera à comprendre la suite de mon histoire. Les statistiques reconnaissent différentes mesures d’une « moyenne » ou d’une tendance centrale.. La moyenne est le concept habituellement utilisé pour exprimer une norme générale : les objets sont ajoutés puis divisés par le nombre de leurs propriétaires (100 bonbons recueillis par 5 enfants le soir d’Halloween, donne un résultat de 20 bonbons pour chacun, dans un monde équitable). La médiane, une mesure différente de la tendance centrale, est un point à mi-chemin. Si je range cinq enfants par la taille, l’enfant représentant la médiane est plus petit que deux et plus grand que deux autres (qui auront certainement des difficultés à obtenir leur part moyenne de bonbons). Un politicien au pouvoir pourrait dire avec fierté : « Le revenu moyen de nos citoyens est de 15.000 dollars par an » . Le chef de l’opposition pourrait rétorquer : « Mais la moitié de nos citoyens gagne moins de 10.000 dollars par an. » Les deux ont raison, mais aucun ne cite une statistique en usant d’une impassible objectivité. Le premier invoque une moyenne, le second une médiane. (Dans ce cas la moyenne est plus élevée que la médiane, car un millionnaire peut l’emporter sur des centaines de personnes pauvres dans le calcul de la moyenne, mais il vaut autant qu’un mendiant dans le calcul de la médiane).

[Je ne traduis pas ici un long paragraphe relatif aux débats politiques et intellectuels de l’époque aux USA]

En juillet 1982, j’ai appris que je souffrais d’un mésothéliome abdominal, un cancer rare et grave souvent associé à l’exposition à l’amiante. Quand j’ai repris mes esprits après la chirurgie, la première question que j’ai posée à mon médecin et chimiothérapeute a été : « Quelles sont les meilleures publications techniques sur le mésothéliome? » Elle répondit, avec une touche de diplomatie (la seule exception qu’elle n’ait jamais faite à sa franchise tranchante), que la littérature médicale ne contenait rien qui vaille vraiment la peine d’être lu. Bien sûr, tenter d’éloigner un intellectuel des travaux de littérature scientifique est aussi efficace que de recommander la chasteté à l’homo sapiens, le plus sexué de tous les primates. Dès que j’ai été capable de marcher à nouveau, je suis allé tout droit à la bibliothèque médicale de Harvard Countway et j’ai entré énergiquement le mésothéliome dans le programme de recherche bibliographique de l’ordinateur. Une heure plus tard, immergé par la littérature la plus récente sur le mésothéliome abdominal, j’ai réalisé, la gorge serrée, pourquoi mon médecin ne m’avait offert que ce conseil humaniste. La littérature n’aurait pas pu être plus brutalement claire : le mésothéliome est incurable, avec une mortalité médiane de seulement huit mois après sa découverte. Je suis resté assis, étourdi, pendant une quinzaine de minutes, puis j’ai souri et je me suis dit: alors c’est pour ça qu’ils ne me donnent rien à lire. Puis, mon esprit a recommencé à marcher, ouf, merci.

Je rencontrai là un cas classique démontrant qu’un peu de connaissance ne peut jamais faire grand mal. Clairement, l’attitude a son importance dans la lutte contre le cancer. Nous ne savons pas pourquoi (sur la base de ma bonne vieille perspective matérialiste, je soupçonne que les états mentaux envoient des informations au système immunitaire). Mais si vous comparez des personnes avec le même type de cancer, même âge, classe, santé, statut socio-économique, et bien, en général, ceux qui ont des attitudes positives, avec une forte volonté et un but dans la vie, un engagement à lutter, accompagné d’une réaction contribuant activement à leur propre traitement et pas seulement une acceptation passive de tout ce que disent les médecins, ces personnes ont tendance à vivre plus longtemps. Quelques mois plus tard, j’ai demandé à Sir Peter Medawar, mon gourou personnel scientifique et prix Nobel en immunologie, ce que serait la meilleure prescription pour battre le cancer. « Une personnalité optimiste [a sanguine personality, dans le texte original] », répondit-il. Heureusement (car on ne peut pas se refaire rapidement et dans un but précis), si j’ai une qualité, c’est bien d’être d’humeur égale et confiant, tout comme il le disait.

D’où le dilemme pour les médecins voulant faire preuve de magnanimité : si l’attitude a une telle importance, une  conclusion aussi sombre devrait-elle être annoncée, étant donné que peu de gens ont une compréhension suffisante des statistiques pour comprendre tout ce que de telles phrases signifient vraiment ? Pendant mes années passées à étudier quantitativement l’évolution à petite échelle des escargots terrestres des Bahamas, j’ai développé ce savoir technique – et je suis convaincu que cela a joué un rôle capital dans ma survie. La connaissance est en effet le pouvoir, selon le proverbe de Bacon.

Le problème peut se résumer ainsi : Qu’est-ce que « la mortalité médiane de huit mois » signifie en langage courant ? Je soupçonne que la plupart des gens, sans formation statistique, traduisent une telle phrase par : « Je vais probablement être mort dans huit mois. » Or c’est exactement ce qu’il faut éviter, d’une part parce que ce n’est pas le cas, et d’autre part parce que l’attitude a beaucoup d’importance.

Je n’étais pas, bien sûr, enchanté, mais je n’ai pas lu le texte d’une façon simplifiée non plus. Ma formation technique m’enjoint à une perspective différente sur la « mortalité médiane de huit mois ». Le problème est subtil, mais profond – car il incarne une manière de penser toute particulière à mon domaine d’étude, la biologie évolutionniste et l’histoire naturelle.

Nous portons toujours avec nous le bagage historique de notre héritage platonicien qui cherche les formes stables et les limites déterminées. (Ainsi, nous espérons trouver un « début de la vie » ou « définition de la mort » qui ne seraient pas ambigües, alors que la nature souvent se présente à nous comme un continuum irréductible). Cet héritage platonicien, qui met l’accent sur les distinctions claires et les entités immuables et séparées, nous amène à interpréter à tort les mesures statistiques de tendance centrale, l’interprétation appropriée étant au contraire de prendre en compte les variations, les nuances, et les continuums de notre monde environnant. En bref, nous considérons que les moyennes et les médianes sont des réalités pures et dures, et la variation qui permet leur calcul comme un ensemble de mesures transitoires et imparfaites de cette réalité cachée. Si la médiane était la réalité et la variation autour de la médiane juste une partie de la méthode de calcul, le « je serai probablement mort dans huit mois » serait une interprétation raisonnable.

Mais tous les biologistes évolutionnistes savent que la variation elle-même est la réalité irréductible de la nature, et non pas des mesures imparfaites de la tendance centrale.  Moyennes et les médianes sont des abstractions. Par conséquent, j’ai regardé les statistiques du mésothéliome bien différemment – et pas seulement parce que je suis un optimiste qui a tendance à voir le verre à moitié plein, mais surtout parce que je sais que la variation elle-même est la réalité. Je devais donc chercher ma place dans cette variation.

Quand j’ai lu que la médiane était de huit mois, ma première réaction a été intellectuelle : d’accord, la moitié des gens vont vivre plus longtemps, maintenant quelles sont mes chances d’être dans cette moitié ? J’ai lu, pendant une heure de fureur et nervosité, et j’ai conclu, avec soulagement : sacrément bonnes. Je possédais chacune de toutes les caractéristiques conférant une probabilité de survie plus longue : j’étais jeune, ma maladie avait été reconnue à un stade relativement précoce, je recevrai le meilleur traitement médical du pays, j’avais beaucoup de raisons de vivre et je savais comment lire les données correctement et ne pas désespérer.

Un autre point technique est venu m’apporter encore plus de réconfort. J’ai tout de suite compris que la distribution de la variation autour de la médiane de huit mois devrait très certainement avoir ce que les statisticiens appellent « une courbe étalée à droite ». (Dans une distribution symétrique, le profil de variation à gauche de la tendance centrale est une image en miroir de la variation à droite. Dans une distribution asymétrique, la variation d’un côté de la tendance centrale est plus étendue. La courbe est dite étalée à gauche si la courbe s’étend vers la gauche, étalée à droite si elle est plus prolongée sur la droite). La distribution de la variation devait être asymétrique à droite, raisonnais-je. Après tout, la gauche de la distribution contient une limite inférieure de zéro irrévocable (puisque le mésothéliome ne peut être identifié qu’au moment du décès ou avant). Ainsi, il n’y a pas beaucoup de place pour la distribution à gauche, qui doit être compressée entre zéro et huit mois. Mais pour ce qui est de la partie supérieure (courbe à droite), cette moitié peut s’étendre très loin à droite, pendant des années et des années, même si au final personne ne survit. La distribution devait donc être asymétrique à droite, et j’avais besoin de savoir sur combien d’années cette ligne à droite s’étalait – car j’avais déjà conclu que mon profil favorable faisait de moi un bon candidat pour cette partie de la courbe.

La distribution était effectivement fortement asymétrique à droite, avec une longue traîne (bien que mince) qui s’étendait sur plusieurs années au-delà de la médiane de huit mois. Je ne voyais pas pourquoi je ne devrais pas être dans cette petite traîne, et je poussai un très long soupir de soulagement. Mes connaissances techniques avaient aidé. J’avais lu le graphique correctement. J’avais posé la bonne question et j’ai trouvé les réponses. J’avais obtenu, selon toute probabilité, le plus précieux de tous les dons possibles dans les circonstances – un temps considérable. Je n’avais pas besoin d’arrêter tout et de suivre immédiatement l’injonction d’Isaïe à Ézéchias « Mets ta maison en ordre car tu vas mourir, et non vivre ». J’allais avoir le temps de penser, planifier et me battre.

Un dernier point sur les distributions statistiques. Elles ne s’appliquent qu’à un ensemble prescrit de circonstances – dans ce cas, à la survie au mésothéliome lorsque les traitements classiques sont appliqués. Si les circonstances changent, la distribution peut se modifier. J’ai été placé dans un protocole pour un nouveau traitement expérimental et, si la fortune me sourit, je serai dans la première cohorte d’une nouvelle distribution avec une haute médiane et une traîne à droite s’étendant très loin, jusqu’à la mort par des causes naturelles à un âge avancé.

Il est devenu, à mon avis, un peu trop à la mode de considérer l’acceptation de la mort comme quelque chose qui relève d’une dignité fondamentale. Bien sûr, je suis d’accord avec le prédicateur de l’Ecclésiaste disant qu’il y a un temps pour aimer et un temps pour mourir – et quand mon écheveau s’épuisera, j’espère faire face à la fin calmement et à ma façon. En règle générale cependant, je préfère une approche plus martiale, où la mort est l’ultime ennemi – et je n’ai rien à reprocher à ceux qui se déchainent vigoureusement contre l’extinction des feux.

 Les épées de la bataille sont nombreuses, et aucune plus efficace que l’humour. Ma mort a été annoncée à mes collègues, lors d’une réunion en Ecosse, et j’ai presque eu le plaisir délicieux de lire mon article nécrologique rédigé par l’un de mes meilleurs amis (ce monsieur a eu des soupçons et a vérifié ; il est également statisticien, et ne s’attendait pas à me trouver si loin sur la traîne de droite). Pourtant, l’incident m’a permis de retrouver mon premier fou rire après le diagnostic. Pensez, j’étais à deux doigts de pouvoir répéter la plus célèbre de toutes les lignes de Mark Twain : « les communiqués de presse rapportant ma mort sont très exagérés. »

Stephen Jay Gould est décédé en 2002… d’un autre cancer sans rapport avec celui-ci, après avoir vécu plus de 20 ans avec le mésothéliome abdominal.

La traduction de l’article de SJ Gould a été réalisée par Catherine T.

Je l’ai trouvé sur le blog de cette femme aujourd’hui disparue et parmi plein d’autres belles pensées Et pourtant je veux vivre: Statistiques et pronostics :L’opinion du biologiste Stephen J. Gould

Les dessins de l’article sont aussi de Catherine T.

Vous pouvez aussi voir : Un monde d’hommes et de nombres – Go Management | Coaching, Conseil & Formation | Leadership & Transformation (go-management.fr)

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