C’est statistique : le monde est de moins en moins violent. Sauf qu’on a tout le temps le sentiment contraire : parce qu’il ne se passe pas une journée sans qu’on entende parler d’une attaque terroriste quelque part dans le monde, parce qu’il ne s’écoule pas une heure sans qu’on voie passer sur un Facebook un titre de faits divers sordide… Pourquoi a-t-on le sentiment que le monde est de plus en plus violent, alors qu’il est de plus en plus sûr ? C’est le sujet de notre nouveau Topo.
Temps de lecture : environ 8 minutes.
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Voilà Ötzi.
Son portrait robot ? 45 ans, 1m65, 50 kilos, bonnet en peau d’ours, veste en cuir de mouton et… gros mangeur de chèvre alpine.
Bon, malgré ses 45 ans, Ötzi n’est plus vraiment tout jeune. En fait, Ötzi est une momie vieille de 5300 ans, la plus vieille jamais retrouvée en Europe. C’est en 1991 qu’un couple de randonneurs allemands l’a aperçue sous un glacier qui avait fondu un peu plus que d’habitude. Mais ce qui nous intéresse aujourd’hui, ce n’est pas vraiment l’histoire de sa vie.
C’est plutôt l’histoire de sa mort.
En 2005, des chercheurs lui ont fait passer un scanner pour essayer de comprendre les causes de sa mort. Et voici le rapport de leur examen : » Pointe de flèche en silex logée dans l’épaule gauche, en plein dans l’artère, causant une hémorragie interne. Mort très rapide, probablement en moins de deux minutes « .
En fait, Ötzi est mort abattu d’une flèche dans le dos.
Bref, pas exactement ce qu’on avait entendu dans nos cours de philo, où on nous parlait souvent du mythe du bon sauvage : l’idée que l’homme, naturellement bon, serait corrompu par la civilisation et deviendrait hyper violent et mal intentionné uniquement à partir du moment où il vivrait en société, entouré d’autres êtres humains. Ça, c’était notamment la théorie de Jean-Jacques Rousseau. Mais sorry, Jean-Jacques, on a trouvé plus fort que toi : la statistique.
Désolé pour les allergiques aux graphiques, mais on va devoir commencer avec quelques stats.
I – LE DECLIN DE LA VIOLENCE
A / Le déclin des homicides
Comment mesure-t-on la violence ? La méthode la plus utilisée, c’est de regarder le taux d’homicide (sous quelque forme que ce soit : guerre, meurtre…). C’est la forme de violence la plus extrême, mais aussi la plus mesurable : cacher un mort, c’est assez balaise.
Et donc, si on regarde le taux d’homicide sur une très, très, longue période, il y a une tendance qui se dégage nettement : celle d’un déclin constant. C’est le constat auquel est arrivé l’économiste Max Roser qui, en étudiant les preuves d’homicides sur les squelettes de 26 sites archéologiques, a calculé les taux suivants :
Là, on vous propose un petit exercice.
Prenez les Etats-Unis et l’Europe de 1900 à 1960 (c’est-à-dire pendant la période des deux guerres mondiales qui, en cumulé, représentent plusieurs dizaines de millions de morts – quand même). Vous les avez ? Maintenant, essayez de les placer sur le graphe qu’on vient de vous montrer.
Alors, selon vous ? Plutôt en haut ? Plutôt en bas ?
La réponse, la voilà (et oui, il faut scroller) :
Aussi incroyable que ça puisse paraître, malgré leurs armes de destruction massive et leurs guerres mondiales, quand on les compare aux sociétés préhistoriques, les Américains et les Européens du XXème siècle ont presque l’air de gentils pacifistes…
Dans les sociétés tribales, où l’Etat était quasi-inexistant, quand on voulait régler un problème avec un voisin, on n’avait pas trop le choix. Impossible d’aller déposer une plainte au poste de police ou d’aller régler ça au tribunal. Alors pour assouvir sa vengeance ou simplement s’auto-défendre, on allait au plus direct : on tuait.
Petit à petit, au fur et à mesure de l’évolution des sociétés, les Etats ont construit leur autorité en s’attribuant ce qu’on appelle le monopole de la violence légitime. Ce que ça veut dire ? C’est que l’Etat est le seul à avoir le droit de recourir à la violence physique… alors qu’elle est interdite pour le reste des membres de la société.
Dans son livre La Civilisation des moeurs, le sociologue Norbert Elias montre à quel point ce contrôle de la violence a même été petit à petit intériorisé par les hommes. C’est ce qu’il a appelé la pacification des moeurs. Au Moyen-Age, un chevalier pouvait piller ou tuer sans avoir de remords ni sans même être ostracisé. Mais petit à petit, cette violence est devenue de moins en moins acceptable socialement.
Deux exemples de transgression à travers les époques : Moyen-âge et Aujourd’hui
Et c’est un phénomène qui se traduit très concrètement, dans les chiffres, ainsi que l’a montré par Steven Pinker dans son best-seller The Better Angels of our Nature :
Mieux : si on zoome à l’intérieur du XXème siècle, le taux d’homicides lié aux guerres est également en déclin rapide. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, on vit une période de paix sans précédent, pendant laquelle aucune grande puissance n’est entrée en guerre avec une autre grande puissance.
Bilan : en 2016, on a 500 fois moins de chances de mourir d’un homicide que pendant la préhistoire. Alors si vous deviez maintenant choisir une période de l’Histoire où naître, votre choix sera probablement très vite fait…
On sait ce que vous allez nous dire : on tue moins qu’avant, OK. Mais à côté de ça, tous les autres actes de délinquance ont forcément augmenté. Par exemple ? Les vols, les viols, les dégradations, les incivilités…
Après tout, c’est ce qu’on voit partout à la télé, non ?
B / Le déclin des autres violences
La délinquance (hors homicides) est assez difficile à mesurer. Notamment parce que les déclarations de plaintes ou le nombre de condamnations ne sont pas des indicateurs très fiables. Pour notamment deux raisons :
-aujourd’hui, les gens portent plainte plus facilement pour des faits qu’ils auraient auparavant gardés pour eux (ex : les viols conjugaux…)
-la politique des gouvernements change en fonction des époques (accroissement ou diminution des forces de l’ordre, durcissement ou adoucissement des processus judiciaires, etc.), ce qui impacte le nombre de plaintes enregistrées.
Alors pour mesurer cette évolution de manière plus fiable, il faut se tourner vers un autre outil : les enquêtes de victimation. L’idée consiste à interroger tous les ans un échantillon représentatif de la population sur les violences qu’ils ont subies dans l’année écoulée.
Les premiers à les avoir mis en place, ce sont les Etats-Unis (National Crime Victimization Survey) ou le Royaume-Uni (England and Wales Crime Survey). Ce qu’on constate, c’est qu’après une augmentation de la violence dans les années 70-80, la violence a drastiquement chuté à partir des années 90… A tel point que les spécialistes parlent d’un international crime drop.
En France, l’INSEE et l’Observatoire National de la Délinquance réalisent chaque année depuis 2006 une enquête “Cadre de Vie et Sécurité”, pour lequel ils interrogent à chaque fois 15 000 personnes. Coup de chance : la toute dernière étude vient de sortir début décembre, et quand on regarde les chiffres sur les dix dernières années, ça donne ça :
Bien sûr, les différents types de violence ne diminuent pas au même rythme, et la chute n’est pas drastique… mais cette courbe ne ressemble vraiment pas non plus à une explosion de la violence .
Alors, pourquoi la délinquance baisse-t-elle ?
Ça n’a rien à voir avec les extra-terrestres…
Ce sujet a énormément été étudié aux Etats-Unis… mais aucun scientifique n’est vraiment d’accord. La vérité est sans doute qu’il y a énormément de facteurs qui entrent en ligne de compte, comme le montre cette étude de 2004 ou cette étude de 2013. Voici les plus fréquemment cités :
-Augmentation du nombre de policiers et de la population carcérale
-Vieillissement de la population (donc moins de jeunes en âge d’être en situation de délinquance…)
-La sécurisation de nos biens (il est donc de plus en plus difficile de voler une maison ou une voiture)
-Généralisation de la contraception et légalisation de l’avortement (thèse avancée dans le best-seller Freakonomics : la légalisation de l’avortement dans les années 70 a évité la naissance d’enfants non désirés, qui auraient été élevés dans des contextes familiaux plus fragiles et donc potentiellement plus susceptibles de devenir des criminels).
II – POURQUOI ON A L’IMPRESSION QUE LE MONDE EST DE PLUS EN PLUS DANGEREUX
A – La diminution de la tolérance envers la violence
Comme cette première partie est un peu chargée niveau statistique, faisons une petite pause détente et partons aux Etats-Unis.
Est-ce que vous reconnaissez cet homme ?
C’est Alexis de Tocqueville, un des précurseurs de la sociologie. Et quand il visite les Etats-Unis au début du XIXème siècle : il y a quelque chose qu’il ne comprend pas… A l’époque, les Américains vivent dans une société beaucoup plus égalitaire et démocratique que l’Europe. Et pourtant : ils sont tous très inquiets quant à l’avenir. Pourquoi ?
Voici son analyse :
Ça, c’est ce qu’on appelle le Paradoxe de Tocqueville. Pour le comprendre, voici ce que voyait un riche qui se baladait dans la rue au XIXème siècle :
Et voici ce qu’on voit aujourd’hui :
Pourquoi on vous parle de ça ? Parce que pas mal de sociologues (comme Laurent Mucchielli par exemple) affirment qu’il en va de même avec la violence. Dans un contexte global de pacification des moeurs, le déclin des comportements violents s’accompagne d’une diminution de la tolérance envers la violence…
Autrement dit, paradoxalement, plus la violence diminue, plus on est sensible aux formes résiduelles de violence… et moins on se sent en sécurité.
D’autant plus qu’aujourd’hui, si on est beaucoup moins victimes de violences physiques, on est en revanche beaucoup plus exposé à la violence que par le passé.
B – Le rôle des médias
Le week-end dernier, on a fait un exercice. On est allé sur la home page du Parisien (c’était le 11 décembre, donc avec une actu plutôt chargée, cinq jours à peine après la nomination du nouveau premier ministre). Et parmi la vingtaine de sujets traités, voici ce qu’on a trouvé :
Tous ces titres, soit vous les avez effectivement vu passer, soit ils vous semblent sans doute familiers. Le problème, c’est qu’à force, la mise en avant systématique de ce type de sujets déforme notre perception du monde.
Pour le comprendre, voici un petit exercice. A votre avis, qu’est-ce qui a le plus de chance de vous tuer cette année ?
La réponse, c’est que par rapport aux deux autres types de morts, vous n’avez quasiment aucune chance de mourir tué par un requin.
Cette vision biaisée des choses, elle est liée au fait que notre jugement ne se construit par sur les statistiques, mais sur les exemples (parmi lesquels : les Unes de journaux ou les histoires d’attaques de requins). C’est ce que Daniel Kahneman a appelé les heuristiques de disponibilité. Ça a un nom compliqué, mais c’est hyper simple à comprendre : en gros, on sur-estime la probabilité des événements dont on entend le plus parler. Ça revient à penser : » si on en parle beaucoup, c’est que c’est que ça doit arriver souvent « .
Et effectivement, la violence, on en parle beaucoup, notamment dans les médias. Mais pourquoi les médias parlent-ils autant de violence ?
La première raison est assez évidente. Un journaliste ne parlera jamais des trains qui arrivent à l’heure. Il a besoin d’une histoire forte à raconter. Bref, c’est plutôt rare de voir un reporter prendre l’antenne en direct pour parler d’une bonne nouvelle.
Mais il ne faut pas tout mettre sur le dos des journalistes. C’est avant tout l’audience qui réclame des mauvaises nouvelles. C’est quelque chose que les anglo-saxons résument avec la formule suivante : « If it bleeds, it leads « .
En gros « si ça saigne, ça fera la une ».
Ça n’a pas toujours été le cas. Au début du XIXème siècle, le Morning Herald couvrait principalement les compte-rendus de débats parlementaires. Puis, un beau jour, un rédacteur en chef a décider de remplacer ceux-ci par des récits d’enquêtes policières. Une bonne idée : en faisant ça, les ventes du journal ont été multipliées par cinq en huit ans.
Depuis, les médias ont bien retenu la leçon. Entre 2003 et 2013, selon l’INA, la part des faits divers dans les journaux télévisés a augmenté de 73%. Récemment, des chercheurs de McGill ont fait une expérience intéressante : pendant 8 ans, ils ont suivi les ventes du magazine canadien MacLean en classant chacune de ces couvertures en deux catégories : « négative » ou « positive ». Le résultat de l’étude ? Les couvertures négatives se vendent en moyenne 30% de plus…
Pas étonnant que toutes les tentatives de journaux des bonnes nouvelles aient échoué jusqu’aujourd’hui. Même si sur le principe, tout le monde trouve ça cool, on a tous une sorte de fascination morbide pour le fait divers.
Et avec nos smartphones, on y est de plus en plus exposés : selon l’étude Media in Life de Mediametrie, avec l’apparition des smartphones, on est 30% plus exposé aux medias qu’il y a 10 ans, avec plus de 44 points de contact par jour. Et dès qu’un événement grave se produit, on a le réflexe d’actualiser le flux d’infos de son téléphone.
Un réflexe qui augmente notre exposition à la violence et aggrave ce sentiment d’insécurité…
C – Le terrorisme
Une autre chose qui a changé la donne depuis les années 2000, c’est bien sûr les attentats terroristes. Le 11 septembre 2001, les Etats-Unis ont été attaqués chez eux, sur leur territoire, pour la toute première fois de leur histoire. En France, les attentats de Paris et de Nice sont évidemment un traumatisme hyper fort.
Là où le terrorisme est flippant, c’est aussi qu’il change la nature de la violence. Avant, la violence était perpétrée en fonction de ce qu’un individu possédait, ou faisait. Le terrorisme, lui, vise des identités : il vise ce que l’on est… et comme il est aléatoire, on a l’impression qu’il pourrait tous nous toucher.
Mais ce qu’on voudrait vous montrer, c’est qu’il peut y avoir encore plus dangereux que le terrorisme : c’est notre réaction aux attentats terroristes.
C’est ce que Noah Harari, l’auteur de Sapiens, a résumé dans La Stratégie de la mouche. Ce qu’il dit ? « Le terrorisme fait relativement peu de victimes, n’endommage pas les infrastructures de l’ennemi. Et pourtant, il a un impact maximal« . Le terrorisme, c’est un peu comme une mouche qui s’attaquerait à un éléphant dans un magasin de porcelaine. Ses moyens sont un peu dérisoires mais, si elle s’y prend bien, elle peut provoquer une réaction catastrophique…
En fait, son impact dépend moins des dégâts infligés objectivement que de la manière dont on y réagit.
III _ POURQUOI CE SENTIMENT D’INSECURITE EST DANGEREUX
A – Le risque de rendre le monde réellement plus violent
On voudrait commencer par une courbe (c’est presque la dernière, promis).
Source : Bureau of Justice Statistics, National Crime Victimization Survey, 1996-2012.
Ce constat, il concerne les Américains, mais il est vrai pour nous aussi.
Et surtout : c’est le sentiment sur lequel surfent les replis nationalistes et protectionnistes tels que le Brexit, la vague extrémiste autrichienne, l’élection de Trump aux US (et son slogan “Make America Safe Again”) ou encore la montée du FN en France.
Bref, à force de croire que notre monde est de plus en plus violent, on pourrait finir par le rendre réellement plus violent. On ne sait pas si vous avez réalisé, mais après les dernières élections, voici le profil des cinq dirigeants du Conseil de sécurité de l’ONU, avec quatre partisans d’une ligne conservatrice dure :
Quand on voit ça, on se dit qu’on a intérêt à faire attention à qui on élira de notre côté en mai prochain…
B – Le risque d’oublier les vrais dangers
Pour résumer, il y a :
-d’un côté, une violence en recul dont tous les électorats sur-estiment l’importance – et qui devient donc un des enjeux politiques principaux.
-de l’autre, des sujets beaucoup plus préoccupants – mais qui sont clairement relégués au second plan. Pourtant, quand on demande aux plus grands scientifiques de la planète de lister leurs vrais sujets de préoccupation, il y en a un paquet. Du genre :
Alors, et si on accordait notre attention à ces sujets qui sont tout aussi importants ?
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Concrètement, on peut faire quoi ? Ce qui nous paraît le plus important, c’est de changer nos comportements et notamment notre façon de consommer les médias. Par exemple :
-On peut tous faire un peu plus attention à ce qu’on lit où ce qu’on regarde.
-On peut lire un bon magazine qui traite de tendances de fond, plutôt que de se faire peur en actualisant son flux d’actualités Facebook 10 fois par jour.
-Aller regarder ce papier très bien fait qui s’intéresse à la progression des conditions de vie depuis le début du XIXème jusqu’à aujourd’hui… assez efficace pour se convaincre que le monde va vraiment mieux.
-On peut prendre le temps de regarder un bon documentaire (par exemple ici) plutôt que de scotcher devant une chaîne d’infos en continu.
-On peut déconnecter de temps en temps… et peut-être même de plus en plus souvent.
Et s’il y a déjà un article à partager pour changer les choses, c’est celui-là, non ?
Un article paru le 22/12/2016 sur le site de Merci Alfred.