Il existe une propriété des systèmes complexes, la « quasi-décomposabilité », qui explique comment une action locale peut se propager et avoir un impact global.
Une des croyances les plus tenaces du monde de l’entrepreneuriat est que pour faire de grandes choses, il faudrait viser « grand » d’entrée de jeu. C’est la raison pour laquelle on insiste autant sur la nécessité, avant d’engager un projet, d’avoir la représentation ambitieuse d’un état futur. Or, lorsqu’on regarde comment sont nées certaines des plus grandes entreprises, ce n’est pas ce qu’on constate. Au contraire, celles-ci débutent souvent avec des actions banales, d’ambition très limitée, mais dont les effets s’accumulent au cours du temps. Autrement dit, pour faire de grandes choses, il semble que l’on puisse viser petit, c’est à dire agir localement, sans nécessairement avoir une ambition ultime globale. Ainsi, lorsque Mohamed Yunus décide d’aider des paysans pauvres à emprunter de petites sommes d’argent, il n’a pas du tout en tête l’idée de créer une banque (il est professeur d’économie, pas entrepreneur), encore moins de révolutionner la finance mondiale. C’est pourtant ce qu’il finira par faire.
Mais une question se pose alors : comment une série de petites actions locales, sans ambition autre que leur objectif à très court terme, peut-elle entraîner un changement global ? Cela n’est possible que s’il existe « quelque chose » qui permet à la fois d’agir localement sans se préoccuper du reste et de relier cette action locale à quelque chose de global. Ce quelque chose porte un nom un peu barbare : la « quasi-décomposabilité ». La quasi-décomposabilité est une propriété des systèmes complexes. Elle est fondamentale, car elle explique comment une action locale peut se propager et avoir un impact global. Elle est donc la clé de l’innovation et de l’entrepreneuriat, mais n’a étonnamment jamais vraiment été étudiée. Pourtant, connaître ce concept facilitera le travail des entrepreneurs, mais aussi de ceux qui les aident et plus généralement de tout acteur qui essaie de transformer son environnement.
Considérer les possibles
Au travers d’une approche appelée effectuation, on observe qu’au lieu de partir d’un objectif et de rechercher les moyens pour l’atteindre, certains entrepreneurs partent au contraire des ressources dont ils disposent pour imaginer ce qui est possible. Pour comprendre les mécanismes utilisés, prenons le cas fictif d’un entrepreneur prestataire de la SNCF. Son travail consiste à poser des clôtures le long des voies ferrées. Les affaires sont difficiles car les prix sont tirés vers le bas, c’est le moins-disant qui remporte toujours le marché. L’entrepreneur propose à la SNCF une contractualisation basée sur le résultat de son travail, c’est-à-dire la réduction des accidents sur les voies. Il faut savoir que les accidents coûtent très cher à la SNCF. Le nouveau modèle économique ne prévoit plus le paiement à la prestation mais le partage des bénéfices dus aux accidents évités. Notre entrepreneur a ainsi mobilisé un raisonnement typique de l’effectuation et une représentation mentale quasi-décomposable de ce qu’il sait et de ce qu’il pourrait faire, reliant ainsi les informations dont il dispose.
Voici en quoi ce raisonnement consiste. Poser et maintenir des clôtures (A) évite les accidents sur les voies (B), ce qui permet de réduire les coûts liés aux accidents (C) et donc de partager les bénéfices dus aux accidents évités (D). Nous avons donc A qui permet B qui permet C puis D.
Nous n’explorons ici qu’une branche parmi les possibles, mais il en existe d’autres puisque l’entrepreneur et la SNCF auraient pu se mettre d’accord sur l’idée que A permet B qui permet de sécuriser le trafic (C’), ce qui permet de le fluidifier (D’) et de faire en sorte que les trains puissent arriver à l’heure (E’). Dans ce cas, l’entrepreneur aurait pu négocier sa rémunération sur la base de la baisse des remboursements des voyageurs en cas de retards de trains dus à des accidents liés à des intrusions de personnes ou d’animaux sur les voies (F’ et G’).
A est suffisant pour que B puisse advenir. Puisque les moyens sont là, rien n’est nécessaire mais tout est suffisant pour avancer dans l’incertain. Un effet atteint devient un nouveau moyen pour atteindre un nouvel effet, et ainsi de suite. Et la SNCF s’engagera dans l’une ou l’autre des possibilités quand la représentation, au départ subjective, deviendra intersubjective, c’est-à-dire partagée par les parties prenantes. Il sera alors envisageable de contractualiser l’accord.
Représenter la complexité
C’est ici que la quasi-décomposabilité joue un rôle important, car elle va servir de base à cette représentation. Proposée et développée par Herbert Simon, Prix Nobel d’économie, au cours de ses travaux sur les sciences de l’artificiel, la quasi-décomposabilité est une propriété particulière des systèmes complexes, comme un marché, un nouveau produit ou une organisation. Un système complexe est caractérisé par le fait qu’il n’est pas possible de connaître tous ses composants, ni toutes leurs interactions. Dans notre exemple, nous n’avons pas eu besoin d’envisager toutes les interactions possibles pour avancer. L’adjectif quasi décomposable signifie que le système peut être décomposé en sous-ensembles (ou composants) dans une structure arborescente, mais pas complètement, parce que les composants interagissent plus ou moins fortement entre eux. Par exemple, A interagit plus avec B que D’avec E’ puisque l’arrivée à l’heure d’un train peut dépendre des grèves alors que le trafic peut être très fluide ces jours-là. A et B interagissent très fortement, car les accidents sont très souvent provoqués par des intrusions.
Si tout interagit avec tout au sein du système, il est cependant possible d’isoler certaines parties du système qui interagissent faiblement avec le reste. C’est ce qui caractérise un système quasi décomposable. Le système possède donc une réalité globale (il n’est pas juste la somme de ses parties), mais des sous-systèmes peuvent évoluer de manière largement indépendante sans que la stabilité de l’ensemble, voire son existence même, soit remise en question. D peut exister sans que G’ soit mis en œuvre.
Créer sans se disperser
La quasi-décomposabilité représente donc la capacité d’un système complexe à être décrit par un certain nombre de sous-ensembles. Par exemple, éviter les accidents liés aux intrusions est une composante de la sécurité du trafic, mais il y en a d’autres. C’est en identifiant ces sous-ensembles que l’entrepreneur est en mesure de se concentrer tour à tour sur chacun d’entre eux pour mener le processus de création. Identifier ces sous-ensembles lui permet notamment d’éviter de se disperser en portant son attention sur des informations non pertinentes, c’est-à-dire qui n’interagissent que faiblement avec le sous-ensemble considéré. Au lieu de penser « grand », ce qui est impossible pour des problèmes complexes comme la réforme du système de sécurité de la SNCF, l’entrepreneur peut penser petit et local, à la mesure des capacités rationnelles humaines limitées. Le système étant quasi décomposable, ce qui est fait localement reste toujours relié à l’ensemble : agir localement ne condamne donc pas le travail à rester local. Au contraire, c’est une condition pour avoir un impact ultérieur au niveau global, c’est-à-dire au niveau du système, car cela permet de ne pas rester paralysé face l’immensité de la tâche. Par exemple, B peut totalement changer l’image de la SNCF quant à son implication sur des sujets sensibles comme la sécurité. C’est ce qui explique que beaucoup de révolutions, industrielles, sociales ou politiques, ont commencé petit avant de devenir grandes.
Voir et concevoir une action entrepreneuriale comme quasi décomposable, et non comme monolithique ou modulaire, c’est donc lui permettre d’évoluer de manière robuste dans un monde incertain, tout en préservant son identité. Le changement opéré au niveau local (par une initiative ou par une création de produit) a plus de chance de réussir, car elle reste relativement autonome et isolée de l’ensemble, mais la connexion fait que le résultat obtenu a plus de chances de remonter à l’ensemble car un effet atteint devient lui-même potentiellement un nouveau moyen pour atteindre un nouvel effet. Si, au contraire, l’action locale échoue, elle ne compromet pas l’ensemble qui a, en quelque sorte, sa vie propre. L’entrepreneur peut alors identifier un autre composant local et recommencer.
Si la quasi-décomposabilité est un concept important, il n’a pas encore été très étudié, et encore moins mobilisé par les entrepreneurs. Pourtant, ce concept a le potentiel d’expliquer beaucoup de phénomènes de l’entrepreneuriat et de l’innovation, mais aussi, plus généralement, du fonctionnement ou du dysfonctionnement de l’organisation. Surtout, il permet d’identifier des possibilités et d’en discerner la viabilité. Il peut donc s’avérer très utile pour concevoir des approches plus systématiques de l’innovation.
Un article de Philippe Silberzahn et Dominique Vian publié le 04/11/2019 sur le site de HBR France