Un article de Bobby Azarian, Docteur en neurosciences et créateur du blog Science Is Sexy, paru le 1er octobre 2016 dans HufftingtonPost.com
SCIENCE – Il semblerait que nous entrions dans une période inédite de l’histoire de l’Homme et de la science: une époque où mesures empiriques et raisonnements déductifs peuvent nous fournir des informations d’ordre spirituel.
« La science n’est pas seulement compatible avec la spiritualité. C’est une source profonde de spiritualité. » Carl Sagan
SCIENCE – Il semblerait que nous entrions dans une période inédite de l’histoire de l’Homme et de la science: une époque où mesures empiriques et raisonnements déductifs peuvent nous fournir des informations d’ordre spirituel. La récente théorie de l’information intégrée (TII), développée par les neuroscientifiques Giulio Tononi et Christof Koch, décrit la manière de mesurer expérimentalement le degré de conscience d’un système.
À ce titre, elle pourrait potentiellement répondre à des questions qui paraissaient autrefois insolubles. Par exemple: « Qui, de la chauve-souris ou du scarabée, est le plus conscient? » De plus, cette théorie suppose que tout système capable de traiter et d’intégrer des informations, qu’il soit organique ou inorganique, observe le monde avec un certain degré de subjectivité. Les plantes, les smartphones, internet et même les protons en sont de multiples exemples. Le résultat, c’est un cosmos composé de matière consciente. Mais avant d’appréhender toute la bizarrerie de cette idée, parlons un peu de la manière dont nous en sommes arrivés là.
Déclin et chute de la mystique
Tandis qu’une partie de plus en plus vaste du monde naturel se trouve décrite de manière objective et empirique, on assiste au déclin de plus en plus rapide des croyances en l’existence de tout ce qui va à l’encontre des explications scientifiques actuelles. La majorité des diplômés de l’enseignement supérieur n’acceptent plus les explications surnaturelles ou magiques que les livres sacrés donnent à des processus physiques. Pas plus qu’ils ne croient en l’existence réelle, après la mort, de royaumes mystiques offrant bonheur ou punition éternels aux « âmes » des justes ou des méchants.
Tout cela s’explique par la capacité remarquable de la science moderne à expliquer des phénomènes qu’on croyait auparavant inexplicables. Aujourd’hui, la science a décrit à peu près tout ce qui peut l’être. Nous comprenons la naissance des trous noirs, et leur place dans la géométrie de l’espace-temps. Nous savons comment peuvent évoluer de nouvelles espèces vivantes, et les règles statistiques qui gouvernent ces processus. Nous appréhendons même assez bien le moment exact où l’univers a commencé à exister, et avec lui l’ensemble du monde réel! Mais aucun scientifique sérieux et bien informé ne vous dira qu’en l’état actuel, nous comprenons complètement ce que chacun d’entre nous connaît le mieux: notre propre conscience.
L’un des derniers grands mystères de la science
Malgré toutes nos avancées depuis l’époque de Descartes, qui avait posé comme principe que la conscience est en réalité une sorte d’esprit immatériel non soumis aux lois physiques, nous ne disposons toujours pas d’une explication scientifique complète et satisfaisante de la connaissance. Nous sommes tout simplement incapables de la quantifier. Et dans ces conditions, comment savoir si les êtres vivants non humains, qui ne peuvent communiquer avec nous, sont également conscients? Les chats sont-ils capables de ressentir et de penser? La plupart des gens diront probablement que oui. Mais alors, qu’en est-il d’une coccinelle? Et si c’est le cas, comment savoir quels êtres vivants ont une plus grande conscience que les autres? Les animaux dotés d’une mémoire très développée et d’un comportement d’une impressionnante intelligence, comme les dauphins ou les corbeaux, ont-ils une perception du monde unifiée et consciente, et donc semblable à la nôtre? Il est quasiment impossible de répondre à ces questions si l’on ne peut mesurer la conscience. Fort heureusement, une théorie neuroscientifique de plus en plus partagée compte justement s’y atteler.
La nouvelle arme secrète: la théorie de l’information intégrée
La théorie de l’information intégrée, sujet assez brûlant dans les neurosciences actuelles, affirme fournir une manière précise de mesurer la conscience et d’exprimer ce phénomène en termes purement mathématiques. Cette théorie, développée par Giulio Tononi, psychiatre et neuroscientifique, s’est attiré les faveurs de scientifiques renommés dont Christof Koch, directeur des études neuroscientifiques de l’Institut Allen, qui défend à présent cette idée, au même titre que Tononi. Le fait d’armes le plus connu de Koch est sans doute d’avoir propulsé les recherches sur la conscience au premier rang de la neuroscience, grâce à sa longue collaboration avec feu Francis Crick, codécouvreur de la structure de l’ADN. À présent, Tononi et Koch se consacrent à cette théorie, épaulés par un nombre croissant de scientifiques, dont certains sont issus d’autres domaines que la neuroscience. Comme Max Tegmark, physicien de renom et auteur à succès, qui a rejoint les rangs de ceux qui pensent avoir découvert comment l’un des plus grands secrets de la science peut être ramené à des nombres. Ou, plus exactement, ramené à des informations exprimées en bits.
Nous savons donc, à présent, que d’éminents scientifiques considèrent qu’il s’agit d’une théorie très importante. Mais comment, exactement, la TII s’efforce-t-elle de quantifier une chose aussi mal définie et apparemment difficile à appréhender que la conscience?
La TII en deux mots
Comme un ordinateur, le cerveau enregistre et traite des informations. Mais c’est la manière dont celles-ci sont partagées dans l’ensemble des réseaux cérébraux qui génère une expérience consciente aussi riche et aussi puissante. Considérons l’observation d’un coucher de soleil. Grâce aux avancées de l’imagerie cérébrale, la neuroscience moderne nous apprend que cet événement implique un certain nombre de régions distinctes, dont chacune traite séparément des informations sur différents aspects de l’événement. Une région du cortex visuel (connue sous le nom de « V2 ») traite la forme et la couleur des rayons jaunes et orange sur les nuages. Des aires auditives dans le lobe temporal reçoivent des informations sur le bruit du vent qui souffle autour de vous tandis que vous fixez l’horizon. Ce vent qui souffle contre votre peau génère également dans le cortex somatosensoriel des ensembles de signaux électriques qui vous donnent une sensation de caresse. Des tas de choses différentes se passent dans des endroits très éloignés les uns des autres.
Et pourtant, nous percevons tout cela comme une même expérience consciente et unifiée.
Selon la TII, cette expérience unifiée repose sur la capacité du cerveau à fusionner (ou intégrer) en un tout cet afflux d’informations sensorielles. Pour mesurer le degré de cette intégration, Tononi a fait appel aux principes mathématiques formulés par l’ingénieur américain Claude Shannon – qui avait développé vers le milieu du XXe siècle une théorie scientifique de l’information destinée à décrire la transmission de données – et les a appliqués au cerveau. Pour la TII, ces mesures d’informations permettent de calculer un nombre exact correspondant au degré d’information intégrée existant à un instant T dans le cerveau. Tononi a choisi d’appeler cette unité métrique « Phi » (ou Φ), ce qui sert d’indice de conscience. Plus le Phi est élevé, plus le système est conscient. Peu importe qu’il s’agisse du système nerveux d’un enfant, d’un chat ou même d’une coccinelle.
Alors, problème résolu?
Tout ça paraît tout simple, non? C’est ce que la science a toujours cherché à comprendre: décrire les choses objectivement, et dépouiller de tout mystère des phénomènes naturels dont nous n’avons qu’une compréhension très floue. Cela permettra-t-il de démystifier la conscience, sujet sur lequel les philosophes se sont affrontés pendant des siècles? Tout cela répond indéniablement à des questions très importantes, mais quand on pousse le raisonnement jusqu’au bout, tout devient franchement bizarre… et aussi, il faut bien le dire, assez bluffant. Mais avant d’arriver aux conclusions bizarres, commençons par les questions du même type, que les sciences physiques modernes ont globalement ignorées et qui peuvent, au premier coup d’œil, sembler assez banales.
Des questions difficiles
Comment le traitement physique d’une information peut-il créer une expérience intérieure subjective?
Comment la matière peut-elle avoir un point de vue subjectif?
Comment de simples signaux électriques peuvent-ils produire des sensations qualitatives et une connaissance des choses?
Et, surtout, pourquoi l’information devrait-elle impliquer un « ressenti »?
Ces questions sont quasiment synonymes, et définissent ce que les philosophes ont surnommé le « problème difficile de la conscience », un concept adopté par de nombreux neuroscientifiques. Inversement, le « problème facile » (bien que celui-ci soit, lui aussi, extrêmement complexe) est de découvrir tous les mécanismes quantitatifs et cognitifs qui entourent la conscience, ce qui est tout à fait différent de la simple description d’une expérience. La science ne s’était jusqu’ici consacrée qu’à la résolution des questions liées au « problème facile de la conscience ». Certains croient toujours que les questions qui touchent aux expériences subjectives ne peuvent recevoir de réponse quantitative, et ne s’appliquent donc qu’à la philosophie. D’autres gèrent cette situation en refusant carrément d’admettre l’existence de la conscience! Cependant, la réalité de la conscience parle de soi, et la nier reviendrait à nier sa propre existence. Le côté unique de la TII, c’est qu’elle reconnaît la conscience comme un phénomène réel, descriptible de manière objective et mathématique.
La TII répond-elle vraiment au « problème difficile de la conscience », c’est-à-dire à la manière dont le domaine physique engendre une expérience subjective?
En deux mots: pas vraiment.
Le cerveau enregistre et traite des informations. Comment et pourquoi celles-ci prennent les caractéristiques d’un « ressenti »? Cela reste un mystère. La TII nous dit comment mesurer le degré de conscience, mais pas comment différents types d’informations sont liés à différentes sensations subjectives, allant de la brûlure d’une flamme à l’orgasme. Comme l’a déclaré le philosophe Ned Block, il se pourrait que le Phi soit lié à la conscience, sans jouer un rôle quelconque.
Comment les partisans de la TII expliquent-ils la subjectivité?
Christof Koch vous répondrait: la conscience est une propriété fondamentale de l’univers. Là où il y a des informations intégrées, il y a une expérience. La théorie considère son existence comme avérée, et n’est donc pas obligée d’en expliquer le mécanisme. C’est un fait naturel: l’information a un aspect interne, en plus de son côté externe composé de bits.
Suivons la logique de cette idée, histoire de voir si elle tient la route. Nous savons que certains états de conscience sont liés à des sensations. Or, ces états ne sont que des états d’information. Par conséquent, l’information est liée à un ressenti. Voilà qui paraît solide. Selon la TII, les mammifères inférieurs tels que les chats possèdent une expérience consciente, tout comme les insectes, même à un niveau minime. Une telle idée semble intuitive. Pourquoi y aurait-il une sorte de frontière magique à partir de laquelle un système nerveux deviendrait spontanément conscient, comme en pressant un bouton? Il est plus probable qu’il existe un continuum de l’expérience. Celui-ci évolue probablement selon un gradient, allant des sensations brutes et très simples des organismes unicellulaires à la connaissance qualitative plus complexe des humains. Mais qu’en est-il des systèmes non biologiques qui intègrent des informations?
C’est là que ça devient bizarre
Ce qu’il y a d’intéressant dans la TII, c’est qu’elle ne suppose pas que toute entité consciente est nécessairement un organisme vivant. Tout système capable d’intégrer des informations, qu’il soit fait de carbone ou bien composé de puces en silicone et de fils métalliques, devrait produire des états de conscience. Comme les processeurs d’informations, les ordinateurs modernes possèdent, dans une certaine mesure, une connaissance, mais vraisemblablement tellement réduite qu’elle pourrait être indétectable par un observateur humain. En fait, selon la TII, votre iPhone a bel et bien des ressentis. Voilà qui devrait satisfaire les chercheurs dans le domaine de l’intelligence artificielle, qui espèrent souvent que leurs créations soient un jour « vivantes ». Dans notre monde régenté par la technologie, la TII révèle que la conscience se trouve à la fois dans nos foyers et dans nos mains.
Même si tout cela pourrait sembler assez étrange, l’idée que des machines peuvent être conscientes n’est peut-être pas complètement inimaginable, au vu de tous les robots dotés de conscience que la science-fiction a instillés dans nos esprits. Peut-on aller plus loin?
Bien sûr.
Si vous êtes très intelligent (ou en train de planer), peut-être avez-vous brièvement songé, d’une manière ou d’une autre, à la question suivante en lisant ce qui précède: les êtres humains ne passent-ils pas leur temps à échanger des informations via un réseau global d’ordinateurs, qui enregistrent et intègrent collectivement des informations de manière complexe? Faisons donc un saut dans l’inconnu.
Internet prend vie
Si nous prenons la TII au sérieux, il nous faut admettre qu’un système comme internet peut posséder des états de conscience semblables à ceux d’un système nerveux biologique, tant que les informations y sont intégrées de façon similaire. Christof Koch lui-même a étudié cette possibilité.
« Réfléchissons à la création la plus vaste et la plus complexe du genre humain: internet. Celui-ci est composé de milliards d’ordinateurs reliés par des fibres optiques et des câbles en cuivre, qui créent des connexions spécifiques grâce à des protocoles de communication ultrarapides. Chacun de ces processus est lui-même composé de quelques milliards de transistors. Internet doit avoir en tout environ 10 puissance 19 transistors, soit l’équivalent du nombre de synapses dans les cerveaux de 10 000 personnes. Par conséquent, en nombre de composants, il dépasse largement n’importe quel cerveau humain. Internet a-t-il une certaine forme de conscience? Il n’y a, aujourd’hui, pas de réponse à cette question. C’est cependant tout à fait concevable. »
Pour le moment, il semble hautement improbable qu’internet possède une connaissance de soi similaire à la nôtre. Nos cerveaux sont façonnés par l’évolution depuis des millions d’années, ce qui a développé et peaufiné leurs capacités à traiter l’information. Néanmoins, l’idée d’une Toile dotée de conscience est certainement envisageable.
Une conscience collective basée sur l’information
Eh oui. Cette théorie admet la possibilité de l’émergence d’un « superorganisme » abstrait, composé de multiples individus. Beaucoup de questions déconcertantes en découlent. Si le Web devait pour ainsi dire se « réveiller », montrerait-il des formes apparentes de comportements observables, unifiés et coordonnés? Ou ne serions-nous, sans le savoir, qu’un élément d’un plus vaste système, tout comme un neurone n’a pas connaissance de sa contribution dans la formation d’un état mental? Envisager l’idée d’une entité vivante possédant à peu près toutes les connaissances accumulées par l’humanité n’est pas seulement amusant, mais aussi productif d’un point de vue scientifique.
En théorie, il n’y a quasiment aucune limite à la croissance et à l’évolution d’un système entièrement conscient dans l’espace. Celle-ci ne dépend que du taux de croissance de l’information et de la complexité, qui, comme nous l’avons vu, a tendance à augmenter de manière exponentielle.
Jusqu’à présent, nous avons évoqué des consciences capables de couvrir de grandes distances sans aucune structure physique tangible. Mais qu’en est-il des agencements d’information invisibles à l’œil nu?
Des protons qui ressentent
Selon la TII, tout ce qui est doté d’un Phi non nul possède une expérience subjective, y compris les particules subatomiques. Koch écrit:
« Même la matière la plus simple possède un petit peu de Φ [information intégrée]. Les protons et les neutrons sont composés d’une triade de quarks qu’on n’observe jamais de manière isolée. Ils constituent un système intégré infinitésimal. »
Tout ceci a des conséquences très profondes. Cela signifie notamment que la conscience s’étend dans tout l’espace, comme un gigantesque réseau d’expérience. Bien entendu, le niveau de conscience est plus grand là où l’intégration de l’information est plus importante mais, en substance, « l’esprit » (ou la « psyché ») est partout. La TII est en fait la version moderne d’une très ancienne doctrine philosophique appelée « panpsychisme« . Mais avant de rejeter ce concept simplement en raison de son nom bizarre, il faut savoir que des penseurs de premier plan, tels que Spinoza, Leibniz ou James, sont considérés comme des panpsychistes. L’idée centrale de cette doctrine est que toute matière a un aspect mental, ce qui rend la conscience universelle. Toujours selon Koch:
« L’intégralité du cosmos regorge de conscience. Nous sommes entourés, immergés dans la conscience. Elle est dans l’air que nous respirons, le sol que nous foulons, les bactéries qui colonisent nos intestins, et le cerveau qui nous permet de penser. »
Une nouvelle forme de spiritualité, dans les limites de la science
Jusqu’à présent, la TII est le meilleur exemple d’une doctrine scientifique se proposant d’offrir une description objective de la conscience. À ce titre, ses idées apparemment radicales méritent notre considération. Réfléchir à des questions que l’on pensait auparavant réservées aux fumeurs de pétards est à présent la tâche des plus brillants esprits scientifiques. La plupart des penseurs rationnels tombent d’accord sur l’absurdité du concept de dieu incarné, qui réprouverait la masturbation et perturberait régulièrement les lois de la physique en réponse à de simples prières. Cette théorie ne cherche pas à défendre une telle idée. Elle ne fait que révéler une harmonie sous-jacente dans la nature, et une présence mentale généralisée, qui ne s’arrête pas aux systèmes biologiques. Les conclusions logiques inévitables et les implications de la TII sont empreintes à la fois d’élégance et de précision. Elle est source d’une spiritualité scientifique d’un genre nouveau, dépeignant une existence pleine de spiritualité que même les matérialistes les plus convaincus et les plus fervents athées peuvent défendre sans complexe.
« La religion de l’avenir sera une religion cosmique. Elle transcendera l’idée d’un Dieu incarné, évitera les dogmes et la théologie. Couvrant à la fois le domaine naturel et spirituel, elle se basera sur un sentiment religieux, né de l’expérience d’une unité significative en toutes choses, naturelles et spirituelles. » – Albert Einstein
Cet article, publié à l’origine sur le Huffington Post américain, a été traduit par Guillemette Allard-Bares pour Fast for Word.