La prise de décision ne dépend pas uniquement de facteurs rationnels

Ancien élève de l’École Normale Supérieure, Pierre-Marie Lledo dirige, depuis 2001, le laboratoire de recherche « Perception et Mémoire » à l’Institut Pasteur et le laboratoire « Gène et Conscience » du CNRS. Directeur depuis juin 2014 du Département des Neurosciences à l’Institut Pasteur, le Professeur Lledo est membre de l’Académie Européenne des Sciences et de l’Académie des Sciences de New York et professeur invité à l’Université de Harvard. Pierre-Marie Lledo mène le combat pour accroître nos facultés cognitives, notamment par le mariage cerveau-machine.

Crédits : © Can Stock Photo / SSilver

 

Aujourd’hui, l’homme connaît-il bien son cerveau ?
Pierre-Marie Lledo : Nous constatons depuis les années 70 une implosion du corpus de connaissances sur le cerveau. Nous avons assisté à la convergence de disciplines qui, jusque là, défendaient chacune leur chapelle : physiciens, biologistes, médecins, neurologues, psychiatres, philosophes auxquels se sont joints les nouveaux experts de l’informatique, science qui a beaucoup aidé à la connaissance du cerveau. Ces six disciplines ont convergé pour comprendre comment fonctionne notre cerveau.

Quel est l’enseignement majeur de cette connaissance approfondie de notre cerveau ?
P.-M.L. : Nous sommes devant la fin du début. On sait que l’on tient les outils et les bonnes questions qui se débarrassent d’une contingence de mythes et de croyances. On a cassé notre « boulet » qui se nomme Descartes et qui avait séparé l’âme et le corps. Les travaux engagés depuis les années 70 conduisent à réincarner l’âme : on met le cerveau à l’interface entre un corps et une dimension immatérielle. Autrement dit, nous nous réapproprions le cerveau en tant qu’organe matériel. Auparavant, par exemple, les expérimentalistes ne voulaient comprendre le cerveau qu’à travers l’observation des comportements. C’est fini aujourd’hui. On ne peut plus parler de notions de refoulement, d’inconscient, ou raconter l’histoire du sujet et de ses relations avec sa mère. Grâce à l’imagerie artificielle, nous avons les preuves que l’inconscient et le conscient se retrouvent et sont incarnés dans le cerveau.

Le cerveau deviendrait un organe où se retrouvent la raison et l’émotion…
P.-M.L. : En fait, on aborde le cerveau comme une machine à calculer. Notre cerveau prend des décisions en tenant compte des probabilités. J’ai fait cela, car j’étais dans tel contexte et cela s’est bien terminé. Je serais donc enclin à recommencer, je tiens compte de mon passé pour me projeter dans mon avenir en tenant compte des calculs de probabilités qui sont intégrés dans mon corps. C’est ce que j’appelle la réincarnation du cerveau dans le corps. La prise de décision ne dépend pas uniquement de facteurs rationnels. La décision n’est pas prise dans une couche que l’on appelle le cortex, elle tient compte de ce qui se passe dans le ventre.

Aujourd’hui, on sait que le corps peut subir les effets du cerveau, mais aussi que le corps parle au cerveau.

Prenons un exemple dans le monde des affaires. Lors d’une négociation, quand je serre la main de quelqu’un de l’autre partie, j’ai une accélération ou une baisse du rythme cardiaque, une baisse ou une hausse de la pression sanguine. Après avoir serré la main de cette personne, je peux faire un clin d’œil à mes collègues et leur dire : « ce contrat, je le sens bien ». Trente secondes ont suffi. Je ne me base pas sur le hasard, mais sur des intuitions qui sont elles-mêmes le résultat de probabilités qui se sont manifestées dans le passé, qui sont inscrites dans mon corps et que mon cerveau est capable de lire. Ce sont des phénomènes que l’on ne connaissait pas il y a encore quelques années. On parlait de maladies psychosomatiques. Aujourd’hui, on sait que le corps peut subir les effets du cerveau, mais aussi que le corps parle au cerveau.

Un chef d’entreprise devrait donc aussi écouter son corps, intégrer ses sentiments au moment de faire des choix…
P.-M.L. : C’est une particularité française. On ne dit pas aux décideurs qu’il faut utiliser leurs émotions dans leurs décisions. Au contraire, on leur conseille : déconnectez-vous de vos émotions, soyez le plus froid possible. On perd à ce moment une dimension que l’on appelle le charisme. Avec la dimension émotionnelle, c’est ce qui va différencier une voix synthétique qui vient d’un ordinateur d’une voix humaine qui, en permanence toutes secondes, transmet mon état émotionnel. Un sujet qui a du charisme, quand il prend des décisions rationnelles, peut calculer très vite et dire où il faut aller. Mais il convaincra en utilisant des signes de l’émotion, comme la paume ouverte, signe de partage et d’accueil… C’est le langage non verbal qui traduit nos émotions. Quand vous parlez du charisme, vous parlez de quelqu’un qui sait utiliser les deux dimensions, l’affect et la raison.

Un article de Jean-Louis Lemarchand paru le  paru le 18 novembre 2019 sur le site de Dirigeant.fr

Rechercher

Suggestions