La question de la longévité est inscrite dans le patrimoine génétique des espèces animales et végétales, dont les scientifiques tentent de percer les secrets.
Chez les animaux, l’attention s’est notamment dirigée vers les protées, ces étranges et fascinants amphibiens cavernicoles, pesant une vingtaine de grammes et capables de vivre jusqu’à une centaine d’années, aussi longtemps qu’un éléphant.
Mais ce sont aussi vers les arbres qu’il faut se tourner. Parmi ceux-ci, les célèbres pins aristés de Californie détiennent les records d’âge, avec des individus vivants de 4 500 voire 5 000 ans, contemporains donc des pyramides d’Égypte.
Ces pins (les Great Basin Bristelcone Pines pour les États-Uniens) de l’espèce Pinus longaeva, s’épanouissent entre 3 000 et 3 800 mètres d’altitude sur les sommets arides balayés par le vent des White Mountains californiennes, marquées par le froid hivernal intense et la sécheresse estivale.
Mathusalem et Prometheus
En 1957, le biologiste Edmund Schulman compta quelque 4 600 « cernes » – les anneaux de croissance – annuels sur l’un des pins de ces montagnes, créant la sensation en identifiant le plus vieil arbre vivant de notre planète, le bien nommé Mathusalem.
Ceci mit aussi en lumière l’intérêt de la dendrochronologie, basée sur l’étude de ces cernes, véritables pages d’histoire permettant une reconstitution du climat depuis près de 8 000 ans.
Mais c’est un autre pin aristé, surnommé Prometheus, cette fois natif des montagnes du Nevada, plus à l’Est, qui a été crédité de plus de 5 000 ans d’âge. Une extrême longévité qui prit brutalement fin : en 1964, dans le cadre d’une étude sur le petit âge glaciaire, un jeune étudiant, Donald Currey, repère cet arbre déjà connu des spécialistes et l’abat pour pouvoir facilement compter les cernes sur la section du tronc. Le record d’âge tombe en même temps que l’arbre disparaît… laissant Mathusalem devenir le plus vieil arbre vivant.
Gardiens séculaires d’un espace hors du temps
Nul besoin de voir ce vénérable Mathusalem, pas plus impressionnant que les autres d’ailleurs, pour apprécier ce paysage grandiose des White Mountains.
Des arbres tortueux, aux troncs torsadés et complexes, où l’écorce décapée par des siècles de blizzard a laissé la place aux veinures d’un bois hésitant entre le noir, le jaune et le blanc.
Des arbres timides, adeptes de distanciation sociale, espacés régulièrement entre des plages de cailloux dolomitiques, certains vigoureux et verts, d’autres n’ayant à grande peine conservé que quelques rameaux couverts de courtes aiguilles et d’autres encore, morts, fantômes ou candélabres, imputrescibles gardiens séculaires d’un espace hors du temps.
Vivre très vieux dans un environnement hostile
La stratégie de l’extrême longévité repose sur trois règles, sublimées par le pin aristé : éviter la concurrence, s’économiser, s’accommoder.
Éviter la concurrence, c’est tout d’abord éviter celle d’autres espèces d’arbres. Ces pins sont ainsi les seuls à pouvoir se développer sur ces sols dolomitiques squelettiques pauvres en nutriments. Mais il faut aussi limiter la concurrence des congénères. Les pins sont suffisamment espacés les uns des autres pour ne pas se faire d’ombre au sens propre comme figuré. Le réseau racinaire de chacun des individus explore un cercle de sol autour de l’arbre qui n’empiétera pas sur celui du voisin.
Autre avantage à cette distance presque réglementaire, un feu provoqué par la foudre atteignant un des arbres ne se propagera pas à l’ensemble du peuplement, et ce, d’autant plus que la végétation basse entre les arbres est assez éparse.
Reste toutefois la concurrence des insectes, champignons, bactéries, s’attaquant à l’appareil végétatif et reproducteur. Ces pins produisent des quantités importantes de métabolites dits spécialisés : des terpènes, des phénols, des cires, des résines qui sont autant de substances antibiotiques qui vont limiter voire interdire le développement de tous ces parasites ou xylophages.
Croissance au ralenti
Quand vous n’avez pas de concurrence, vous n’avez pas besoin de pousser plus vite que les autres et l’on peut donc s’économiser, deuxième règle d’or.
Le pin aristé, qui n’atteint jamais des hauteurs importantes est l’une des essences arborées dont la croissance est la plus lente !
Nul besoin ici d’avoir des aiguilles réalisant une photosynthèse ultra performante : le pin aristé conserve ces aiguilles beaucoup plus longtemps que les autres espèces de pins ; elles peuvent rester sur l’arbre pendant 20 à 30 ans, alors que les autres pins changent leurs aiguilles tous les deux ou trois ans.
Bien sûr, ces très vieilles aiguilles, couvertes de poussières, attaquées par l’ozone, le gel et les rayons du soleil, seront certes beaucoup moins performantes que des neuves, mais cette énergie que l’arbre n’a pas mise dans la fabrication de nouvelles feuilles, il peut l’investir dans le métabolisme spécialisé.
S’économiser c’est enfin limiter sa production de cônes et de graines. Quand on a le millénaire devant soi, se reproduire tous les ans est inutile. Une ou deux fenêtres de régénération durant un siècle sont sans doute suffisantes pour assurer un renouvellement de la population.
Des maîtres de frugalité
Enfin, il faut pouvoir réagir face à des perturbations, s’en accommoder, car des événements fortuits ne manqueront pas d’arriver durant les 4 000 ans d’une vie qui ne sera pas un long fleuve tranquille.
Ainsi, la sectorisation de l’appareil conducteur – les parties aériennes de l’arbre étant divisées en différentes unités indépendantes respectivement alimentées par différentes racines qui leur sont associées – que l’on retrouve chez les très vieux genévriers des falaises des gorges de l’Ardèche ou du Verdon, permet de survivre suite à une destruction partielle de l’arbre qui n’a préservé qu’une partie très réduite des tissus conduisant la sève.
Ces arbres millénaires peuvent-ils inspirer l’humain ? Dans nos sociétés modernes, la frugalité, la répartition harmonieuse de l’espace et l’absence de concurrence ne sont malheureusement pas de mise. Et puis, l’espèce humaine ne bénéficie pas des dizaines de millions d’années d’évolution qui ont forgé la longévité de ces pins !
Thierry Gauquelin, Professeur émérite, Institut Méditerranéen de Biodiversité et d’Ecologie marine et continentale (IMBE), Aix-Marseille Université (AMU)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.