La loi du plus sympa : pourquoi il faut faire confiance à son voisin

Toutes les enquêtes le confirment : on n’a jamais eu aussi peu confiance les uns envers les autres… Et si la confiance était l’avenir de l’homme ? A force de voir des compétitions partout (au bureau, dans le sport, et même en amour…), on a oublié l’existence d’un mécanisme encore plus puissant, validé à la fois par les mathématiques et la biologie. Ce mécanisme ? La coopération, qu’on pourrait aussi appeler : la loi du plus sympa.

Pourquoi le monde gagne à se faire confiance, c’est le sujet de notre nouveau Topo.

par Merci Alfred

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Le froid, Boris n’aime vraiment pas ça. Alors tous les ans, quasi systématiquement, il profite de l’hiver pour se barrer de l’hémisphère nord. Direction ? Les tropiques et leurs plages paradisiaques.

Entre deux cocktails et trois plongeons, Boris décide de se faire une petite marche bien relax le long de la plage. Et là, tout à coup : il aperçoit un type qui se noie.
Ce gars-là ? Il ne l’a jamais vu de sa vie. C’est même un parfait inconnu. Boris doit-il lui venir en aide ? A certaines époques, la réponse à cette question était assez évidente…

Aujourd’hui, ça l’est beaucoup moins. C’est vrai ça, après tout : pourquoi risquer sa vie pour un inconnu ?

Pour répondre à cette question, on aurait tendance à se tourner vers la philosophie, la morale ou l’éthique. Alors qu’en fait, c’est avant tout un problème mathématique.

I/ POURQUOI ON A TOUS INTÉRÊT À COOPÉRER

Les théorèmes scientifiques ont souvent des noms hyper complexes.

Mais ce n’est pas le cas de la théorie dont on va vous parler aujourd’hui, qui s’appelle…
La Théorie des jeux, ce n’est pas une théorie qui se résume avec un E = mc². C’est plutôt une manière globale d’analyser les interactions entre les gens. Selon la Théorie des jeux, la vie est comme un grand jeu d’échecs, dans lequel les décisions des gens s’influencent les unes les autres en permanence.

Mais le mieux, pour le comprendre, ça reste un exemple. Alors hop, retour… sur la plage.

A. Le dilemme du sauveteur

Sauter à l’eau pour sauver un inconnu ? Quand on est un simple touriste de passage sur une plage, ça paraît être une très mauvaise idée…

Pour la plupart des gens, il s’agit d’un dilemme moral : si Boris ne plonge pas, le type risque d’y rester. Mais si Boris plonge, lui-même pourrait bien se noyer aussi…

Selon les partisans de la Théorie des Jeux, en réalité, sauver un inconnu de la noyade n’a rien d’un choix moral. C’est juste un calcul économique… sur le long terme.

1 – Le principe de l’altruisme réciproque

Et ce calcul à long terme, c’est justement celui qu’a fait Steve.

Steve est surfeur. A la différence de Boris, ça fait un bout de temps qu’il vit sur cette plage. Et depuis le temps, il sait bien que la vie de surfeur n’est pas de tout repos.
Du coup, quand Steve voit le type se noyer, il n’hésite pas une seconde : il fonce, parce qu’il sait qu’un autre aurait fait pareil à sa place. En fait, c’est même une règle que Steve et les potes de son club de surf ont instauré entre eux. Ils ont appelé ça le “Surf Code” :
Ce “Surf Code”, un biologiste de Harvard a appelé ça en 1971 l’altruisme réciproque : un système dans lequel l’entraide profite à tous les membres d’un groupe. Ou, autrement dit, dans lequel même les égoïstes ont toujours intérêt à penser collectif.

Et ça, Steve et Boris vont le comprendre hyper vite, grâce au nouvel invité surprise qui vient de débarquer devant la plage.

2 – Comment l’entraide rend plus fort

Boris et Steve sont tranquillou en train de se baigner, quand tout à coup surgit…

Là, Boris et Steve ont chacun deux options : fuir, ou faire face. Sauf que l’efficacité de la stratégie que l’un et l’autre vont choisir ne dépend pas seulement d’eux : elle dépend surtout du choix de l’autre. On peut résumer tout ça dans un tableau (certes un peu théorique) :
Ce tableau, c’est en fait la version “surfeur” d’une expérience mythique de la Théorie des Jeux : le fameux Dilemme du Prisonnier, mis au point dans les années 1950 par des chercheurs américains. Cette expérience montre comment des individus parfaitement rationnels peuvent être amenés à faire des choix irrationnels… notamment en sous-estimant l’efficacité de la coopération.

Bon, petite précision : ce qu’on vient de décrire, c’est la version « one shot » du dilemme du prisonnier.

Ce qui devient intéressant, c’est quand on répète l’expérience plusieurs fois d’affilée. Imaginons, par exemple que Steve et Boris se fassent attaquer par un requin 5 fois dans la même journée…
A partir de là, l’expérience montre comment les interactions répétées façonnent les comportements des individus. Et surtout, elle démontre mathématiquement que l’attitude la plus rentable à long terme pour le groupe est… l’altruisme réciproque.

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(Mini-mini-parenthèse)

(On aurait bien aimé, mais rentrer ici dans le détail de la démonstration mathématique, ce serait très, très compliqué. Du coup, on vous renvoie plutôt vers un serious game vraiment génial : Game of Trust. On n’a pas trouvé mieux pour prouver par les mathscomment, à long terme, l’altruisme réciproque est la meilleure stratégie économique 🙂

(Fin de la mini-mini-parenthèse)
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Et au cas où les maths ne vous suffiraient pas, on peut se tourner vers une autre discipline, elle aussi plutôt convaincante…

La biologie – aka l’histoire de la vie.

B. La coopération, la vraie loi de la nature ?

Bien longtemps avant Steve, un autre type est venu sur notre fameuse île. Ce type, c’est lui :

Darwin, on lui doit notamment la théorie de la sélection naturelle… qui est peut-être la théorie la plus mal comprise de l’histoire de la science. On la résume souvent en parlant de “la loi du plus fort”, ou l’idée que les individus les plus forts survivent davantage que les individus les plus faibles.
Mais ça, ce n’est en fait qu’une partie de la théorie de la sélection naturelle de Darwin. Pour lui, il y a deux forces à l’œuvre :
Quand on voit ça, on se rend compte que les humains ont oublié un truc essentiel : la vraie loi de la nature n’est pas la loi du plus fort, mais celle du plus sympa. C’est notamment ce qu’expliquent les biologistes français Pablo Servigne et Gauthier Chapelle dans un bouquin génial sur l’entraide. Ils montrent que, dans la nature, la coopération est partout :
Et il y a une raison : la coopération, beaucoup plus que la compétition, est pour énormément d’organismes vivants la meilleure manière de prospérer. Et pour les humains ? Selon cette thèse des années 1970, l’altruisme réciproque aurait même été un facteur de sélection naturelle – en favorisant les altruistes au détriment des individualistes.

Que l’altruisme et la coopération soient des facteurs de développement de l’espèce, ça paraît logique. Et pourtant, quand on regarde autour de nous, dans la vie de tous les jours, ce n’est pas vraiment évident. Rien d’étonnant : pour être efficace, le mécanisme de l’altruisme réciproque s’appuie sur un truc hyper important mais qui, de nos jours, est pratiquement en voie d’extinction…

Ce truc, c’est la confiance.

II/ L’ÈRE DE LA DEFIANCE ?

C’est sûr : tout va mieux dans un monde où la confiance règne. Le problème, c’est qu’en ce moment, la confiance, elle n’a pas vraiment la cote…

A. La disparition de la confiance

Voici les courbes de l’évolution de la confiance aux Etats-Unis, respectivement envers le gouvernement et entre les individus :

Plutôt flippant… Surtout que, quand on regarde la France, ce n’est vraiment pas mieux. Tous les ans, le cabinet de conseil Edelman publie son baromètre annuel de la confiance. L’édition 2018 vient de paraître, et elle confirme la position de la France dans le groupe des pays très défiants :

Score de confiance des pays selon le Baromètre Edelman 2018 

Le pire ? C’est peut-être concernant la confiance envers les autres : les Français estiment ne pouvoir se fier qu’à moins de 1 personne 5… Ce qui nous met au même niveau que le Nigéria ou le Vénézuela (qui sont quand même deux des pays les plus corrompus de la planète…).

L’animation ne charge pas ? Cliquez ici

Mais comment en est-on arrivé là ? Pour le comprendre, il faut remonter assez loin en arrière…

1 – La confiance dans les micro-sociétés

Revenons sur notre île. Le club de surfeurs de Steve marche du tonnerre, il ne cesse de recruter de nouveaux membres – c’est top.

Top ? Pour les soirées, c’est sûr… Mais pour les sauvetages, un peu moins. Quand le club de Steve avait une vingtaine de membres, tout était simple : on savait qui avait rendu service à qui, tout le monde s’en souvenait. Pas la peine de tenir un inventaire.


Mitch Buchannon, recordman inégalé du nombre de sauvetages sur plage
Dans les petites communautés, l’altruisme réciproque est équilibré par la mémoire collective. Ça, à 20, c’est relativement facile. Mais au fur et à mesure qu’une société s’élargit, ça devient de plus en plus compliqué. Pourquoi ? Parce que la confiance présuppose la connaissance.

Et dans les sociétés nombreuses, connaître tout le monde, c’est juste impossible.

2 – Croissance et défiance

D’ailleurs : combien de personnes peut-on vraiment connaître ? Selon l’anthropologue Robin Dunbar, il y a une limite.

150, c’est le nombre maximum d’individus avec qui on peut entretenir des relations sociales stables. Au-delà ? La société grandit, et pour remplacer la confiance individuelle, on invente des institutions dont le rôle sera de garantir des relations de confiance entre inconnus. Par exemple, grâce à des systèmes comme :

– La monnaie : quand la mémoire collective ne suffit plus à gérer les dettes entre un trop grand nombre d’individus, on créé la monnaie qui permet de matérialiser les dettes – et surtout, de les solder immédiatement.

– La justice : quand on commence à interagir avec des inconnus, avec qui il n’existe pas de relations de confiance préexistantes, on crée un organe indépendant avec tribunaux, juges et avocats, pour arbitrer les éventuels conflits.

Le problème de ces institutions ? C’est qu’elles remplacent la confiance, et que celle-ci devient de moins en moins nécessaire. Exemple :

 » Au départ, les individus se trouvent dans un environnement hostile. Pour sécuriser cet environnement, ils coopèrent, créent des villages : la confiance est maximale. Puis, lorsque la communauté s’élargit, ils transfèrent leur confiance envers autrui aux institutions. La communauté prospère un temps. Puis, la coopération n’étant plus nécessaire et la confiance s’effondre… Et tout le monde retourne à un environnement hostile. »
Ce cycle, on a essayé de le résumer dans ce graphe :
Ce cycle confiance-défiance, il explique la plupart des grandes crises : crise de 1929, bulle Internet, crise des subprimes

L’autre effet pervers ? C’est que, quand les sociétés grandissent, les responsabilités individuelles se diluent. C’est ce qu’on appelle l’effet témoin : face à une agression (ou une noyade), on se dit toujours que quelqu’un d’autre va intervenir.

Bref : plus un groupe social est grand, et moins on est incité à s’entraider. Et aujourd’hui, pour plein de raisons, on appartient à des communautés qui ne cessent de s’agrandir.

Et résultat : on fait de moins en moins confiance à son voisin.

Vous êtes d’accord avec ça ?

On espère bien que non. Parce que, même si, apparemment, notre monde ne laisse plus grand’place à la confiance, on est bien convaincus d’une chose : on aurait vraiment besoin que ce soit le cas.

B. Pourquoi il faut réhabiliter la confiance

Et pourtant, se faire confiance n’est pas si compliqué. On y trouve même tous un intérêt : ça fait du bien.

1 – Comment la confiance renforce la société

La confiance profite à l’individu… et aussi au collectif. Ça, c’est le résultat de quatres années d’expériences menées par une grande entreprise américaine sur l’efficacité d’une équipe de travail. Et pas n’importe laquelle :
Leur conclusion ? Le secret de l’efficacité, c’est d’être sympa.

Pourquoi ? Parce qu’en se montrant sympa les uns envers les autres, les collaborateurs osent prendre davantage de risques… et enrichissent ainsi les connaissances du groupe. Cette situation, les chercheurs l’appellent la sécurité psychologique : en confiance, tout le monde se sent suffisamment en sécurité pour oser les idées les plus dingues.

Quand les individus sont meilleurs, le groupe s’améliore… et la confiance profite à tout le monde. Notamment parce qu’une des caractéristiques de la confiance, c’est d’être contagieuse.
C’est en tout cas ce qu’a prouvé David Rand, un jeune docteur en psychologie cité parmi les “50 personnes qui vont changer le monde” du magazine Wired. Ses travaux ont montré que la diffusion de la confiance entre les individus passait par l’interaction sociale – et ça marche même avec un simple « Bonjour !« .

Rand en conclut que plus notre environnement favorise l’interaction, plus on perçoit la coopération comme bénéfique… et plus on fait confiance spontanément. Le hic ? C’est que l’inverse est aussi vrai…

La confiance se diffuse ainsi selon un cercle vertueux… ou vicieux. En gros, plus on se fait confiance, et plus la confiance est efficace.

Et ça, c’est assez dingue : parce que ça veut dire que pour inverser la tendance, et supprimer la méfiance, eh bien… il suffit de créer un environnement qui favorise l’entraide.

Et on aimerait croire que c’est vers ça qu’on se dirige.

2 – En route pour la société de la confiance ?

Est-ce qu’on a vraiment oublié le pouvoir de la confiance ? Collectivement, on se dit parfois que oui. Mais ce qui est cool, c’est qu’on sent quand même que plein de gens ont envie de recréer un climat plus coopératif, d’entraide et de confiance.

Ces tendances encourageantes, les voici :

– Un retour au locavorisme
Pour savoir ce qu’on met dans nos assiettes, rien de mieux que de remonter la filière jusqu’aux producteurs – locaux, c’est plus simple. Le locavorisme, ce n’est pas qu’un truc de bobo : c’est aussi une façon pragmatique de consommer, basée sur la confiance.

– La généralisation des systèmes de recommandation
Pour partir en voyage ou aller au restaurant, on cherche l’aval des autres. Pourquoi ça marche ? Leur avis est livré d’une façon tellement désintéressée qu’ils donnent l’impression qu’on les connaît. Si ça c’est pas de l’entraide…

– L’exigence de transparence
Dans notre alimentation comme dans nos choix politiques, on veut voir plus loin que le bout de notre fourchette. Les grandes entreprises et les hommes de pouvoir sont de plus en plus contraints de lever le voile.

– L’économie collaborative
Pour partager sa voiture, louer son appart’ ou dispenser son savoir, c’est un marché qui devrait exploser en se multipliant par 20 d’ici 10 ans. Et en plus, la France est un des leaders avec 25 % du CA mondial du secteur.

Et puis, il y a aussi la nécessité. Face aux enjeux sociaux ou environnementaux, il n’y a pas 10 000 solutions : pour avancer, il faut collaborer. Alors si vous avez envie de donner un peu de vous-même, voici quelques pistes :

– Trouver une assoce en bas de chez soi avec Je m’engage (pour les Parisiens) ou avec Hacktiv.
– Réconforter un peu les sans-abri autour de vous avec Entourage Social.
– Parrainer un lycéen en difficulté avec Chemins d’avenir.
– Partir en mission de Service Civique (pour les 18-25 ans).
– Soutenir les producteurs du coin en s’inscrivant à une AMAP.
– Ou s’investir dans le voisinage avec Nextdoor.

Alors, ce noyé… Vous le sauvez ?

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Avec de grands pouvoirs viennent de grandes responsabilités.” Ça, c’est aussi vrai pour la confiance. Autant un climat de confiance peut-être bénéfique, autant un climat de défiance peut installer un vrai cercle vicieux. Plus on doute des autres, plus ils doutent de nous… et personne ne va nulle part. Alors aujourd’hui, on n’a qu’un seul truc à vous dire : ayez confiance.

Concrètement, ça veut dire :
– Oser parler à des inconnus ;
– Oser dire des choses importantes ;
– Agir parfois de manière désintéressée ;
– S’ouvrir à l’inattendu ;
– Ne pas avoir peur de passer pour quelqu’un de “gentil” ;
– Savoir dire “non”, mais pouvoir dire “oui”.

Encore une fois, ça ne veut surtout pas dire qu’il faut être naïf et se laisser marcher sur les pieds. C’est ça qui est génial avec la Théorie des jeux : elle prouve que l’entraide est aussi la stratégie la plus égoïste. Sauf que c’est un égoïsme qui sait que le meilleur calcul, c’est d’aborder la vie avec un a priori positif, et que la confiance, c’est le meilleur moyen de faire le tri entre le bon et le mauvais, entre les opportunités et les coups dans l’eau.

Il faut oser se fier.

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