L’orchestre comme laboratoire de la transformation du leadership

Pour son intervention au Collège de France, dans le cadre du cycle de conférences « Humanités & Sociétés », organisé par l’Institut de Technologie et de l’Innovation de Paris Sciences et Lettres (PSL-ITI) et The Boson Project, Michel Podolak a invité les étudiants à prendre du recul sur le leadership en dessinant des ponts avec le fonctionnement de l’orchestre.

On peut ainsi se demander à quoi sert le chef d’orchestre ? Il se distingue premièrement du reste de l’orchestre en ce qu’il ne dispose pas d’instrument, il joue indirectement. Se pose ensuite la question, dans ce contexte, de la responsabilité de celui-ci. En effet, qui est en cause si une fausse note est produite lors d’un concert ? (Crédits : DR)

Le chef d’orchestre : un leader pas comme les autres ?

Ce qui se joue aujourd’hui dans les orchestres en termes de transformation est extrêmement intéressant. Si en apparence les choses semblent peu avoir bougé, à l’intérieur, invisible pour le public, ce sont de nouvelles réalités qui se dessinent et nous invitent à repenser le rôle du chef d’orchestre dont les gestes et l’attitude semblaient vu de l’extérieur l’alpha et l’oméga du concert. C’était oublier le backstage, la dimension invisible du spectacle, avec ses auteurs, metteurs en scène, techniciens… Comme dans la communication dont des statistiques disent qu’elle est à 85% non verbale, comme dans l’iceberg dont l’essentiel est masqué, comme pour notre planète dont 70% est recouverte par les eaux : c’est essentiellement dans l’invisible que se situent les choses, dans une perspective contemporaine, c’est celle-ci qu’il convient d’explorer.

On peut ainsi se demander à quoi sert le chef d’orchestre ? Il se distingue premièrement du reste de l’orchestre en ce qu’il ne dispose pas d’instrument, il joue indirectement. Se pose ensuite la question, dans ce contexte, de la responsabilité de celui-ci. En effet, qui est en cause si une fausse note est produite lors d’un concert ? Je vais illustrer ce questionnement par une anecdote : chez les Kogis, un peuple amérindien vivant en Colombie, jamais personne n’est envoyé en prison, ils envoient au chamane la personne coupable afin qu’elle soit rééduquée et se demandent collectivement ce qu’ils ont fait pour qu’un acte délictueux ait pu se produire. Je crois que cela peut nous faire réfléchir sur la responsabilité de l’orchestre comme collectif, comme ensemble. Il semble que le chef d’orchestre ou, de manière plus générale, le leader a pour rôle et pour responsabilité de partager sa responsabilité aux musiciens ou collaborateurs et de cette manière les reconnaître avant tout comme individus libres et singuliers, les valoriser.

Un musicien pas comme les autres ?

Le second attribut qui différencie le chef d’orchestre des musiciens est que celui-ci a toutes les partitions devant ses yeux, et détient de ce fait une vision d’ensemble. Tout l’art du leader est de rendre cette vision légitime, de partager cette vision tout en en restant porteur. Il est intéressant de se pencher sur les différentes dénominations qui existent pour désigner le chef d’orchestre, en anglais on l’appelle conductor, en allemand dirigent, en néerlandais dirigent, en italien direttore… et en français ? Chef. Cherchez l’erreur. Du latin, chef, caput, désigne « la tête », et cela est révélateur et caractéristique du fonctionnement de nos organisations à la française, où, traditionnellement, l’image du chef renvoie à une dynamique de relation asymétrique, pyramidale, de sachant-apprenant. Aujourd’hui ce que l’on constate est que les règles du jeu ont changé, les relations ne sont plus asymétriques, mais multilatérales, systémiques, et, dans ce contexte la notion de vision est absolument centrale. Boulez a dit à ce sujet que :

« Dans les grands orchestres, on a affaire à de grands solistes. Il faut jouer avec eux, ne pas leur donner d’ordres comme à des bébés. Ce sont des musiciens accomplis, qui ont leurs idées. S’ils ont atteint ces places-là, c’est qu’en général ils ont de grandes qualités. Il ne faut jamais chercher à leur imposer quoi que ce soit. Il faut ou bien recevoir ce qu’ils font et si vous trouvez ça très bien vous n’avez rien à dire. Ou bien, si vous trouvez que ça ne correspond pas tout à fait à la conception de l’ensemble du passage, vous leur dites : « Je préfèrerais ceci… », et on s’arrange. Il y a une question d’agrément ou, disons, de jeu entre la personne qui dirige et la personne qui joue, spécialement en soliste. Ce qui est rédhibitoire c’est d’arriver sans aucun point de vue, et de se laisser ballotter par ce qu’on entend. Les musiciens le remarquent très vite. Non seulement ils n’auront pas confiance en vous, mais leur estime sera tout à fait réduite pour ce que vous faites, ou pour ce que vous ne faites pas. »[1]

Dans un esprit XXIe siècle, ce n’est pas avec des process que l’on dirige, bien qu’ils soient parfois nécessaires, mais avec une vision forte associée à des valeurs incarnées (mais non décrétées) : écoute, confiance, engagement, responsabilité individuelle et collective, vision partagée, bienveillance, adaptabilité, plaisir. Autant d’éléments qui ne se « processent » pas, qui relèvent de l’invisible qui se vit. Le chef d’orchestre reste le gardien de la vision et des règles. Il doit œuvrer sans cesse pour les valeurs, et oser penser qu’en œuvrant sur le « comment », il œuvre pour le « quoi ».

Comment diriger demain ?

Du fait de l’horizontalisation des rapports, majoritairement due à la croissance des usages du numérique, on entre dans un mode de pensée autre où le chef d’orchestre ne peut plus véritablement continuer à fonctionner comme avant, le chef doit quelque part lâcher quelque chose et les musiciens s’approprier cela. Finalement on aurait une pyramide, qui représente les règles (respect de la partition, être à l’heure, avoir un instrument en état de fonctionnement,…) et le cercle qui représente les valeurs, tout ce qui va faire que l’orchestre est un organisme vivant, qui bouge. De la même manière, chez les Kogis l’image du métier à tisser est pertinente en ce qu’elle représente bien cette conjonction, le vertical fait référence à tout ce à quoi on ne peut plus rien faire, en ce qu’il est déjà tissé, et l’horizontal renvoie à la manière dont on va être créatif dans le dialogue avec le vertical, donnant la vie à quelque chose qui n’est ni l’un ni l’autre, mais un peu des deux ; c’est un des principes de base du vivant, et c’est bien là une part de notre responsabilité de leader du XXIe siècle : tisser les liens du vivant dans les organisations pour inventer ensemble quelque chose qui sera un peu de chacun, là où il se trouve, du triangle au chef d’orchestre.

[1] Conversations de Pierre Boulez sur la direction d’orchestre, avec Jean Vermeil, Ed. Plume, Paris, 1989Daphné Bédinadé et Michel Podolak

Un article de Daphné Bédinadé et Michel Podolak paru sur le site de La Tribune à retrouver ici

Rechercher

Suggestions